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Une idée en passant...

 

Réflexions suite à un article de Caroline Fourest sur les prochaines présidentielles.
Ce que j’ai compris et ce que j’en ai déduis :
Pour résumer, il nous faudrait retenir pour la prochaine élection présidentielle un candidat qui ait toujours fait preuve de cohérence dans le passé, qui ait fait preuve d’abnégation à défendre ses idées au détriment de ses propres intérêts ou de la satisfaction d’un égo, qui soit clair dans ses sentiments et ses convictions au risque d’être en désaccord avec ceux qui le soutiennent, autant dire aucun des candidats qui se présentent aujourd’hui.
Car si l’on regarde objectivement tous leurs programmes, l’un souhaite distribuer des cadeaux à ceux qui le soutiennent à commencer par supprimer l’ISF et les charges sociales sans omettre de préciser qu’il veut virer une bonne partie des fonctionnaires sans se douter une seule seconde qu’il va mettre à mal tout ce qui a été sauvegardé jusqu’ici, c’est-à-dire tout ce qui concerne la défense des Français… en d’autres termes : éducation, sécurité, santé… etc. bref, tout le service public trop onéreux et non rentable à ses yeux, un autre à l’image du Christ rédempteur du Corcovado dans ses prestations médiatiques, souhaite faire une révolution de palais en ne roulant que pour lui-même, et tous ces autres à la suite, arque-boutés contre « un système » qui les a fait naître et dont la tête a enflé démesurément à l’occasion d’un passage dans un ministère, seul gage de remerciement et de renvoi d’ascenseur pour avoir soutenu celui qui a finalement été élu, et qui nous jurent la main sur le coeur qu’ils feront mieux que ce qu’ils n’ont pas réussir à faire alors même qu’ils étaient en poste.
Sans évoquer d’autres encore qui ne roulent que pour eux-mêmes, qui n’attendent et n’espèrent qu’une chose, que se délite la société française pour tout bouleverser, détruire et privilégier certains au détriment d’autres, tout en foulant aux pieds ce qui nous distingue des animaux.
Au regard de ce qui précède et ce qui nous est promis dans un avenir tout proche, pourquoi après tout changer ?
On a en ce moment quelqu’un qui fait la preuve qu’il n’est nullement intéressé par la fonction qui l’occupe et dans laquelle il continue malgré tout à œuvrer pour la tâche qui lui incombe, indifférent aux critiques, conspuassions et anathèmes d’où qu’ils viennent. Quelqu’un qui contre toute attente remonte dans les sondages alors même qu’il ne se représente pas. Quelqu’un, comme on dit, au-dessus des partis, qui ne prétend pas être le plus fort, le plus couillu, quelqu’un qui a fait de nombreuses fois la preuve de son humilité sans pour autant tout accepter.
On sait seulement ce qu’on risque de perdre…
Personnellement, je n’ai rien d’une Pythie mais je verrais bien une réélection se profiler…

Bien ou mal

 

Le bien avec les armes du mal

Le bien et le mal sont des notions subjectives indissociables. L’une ne va pas sans l’autre. On peut justifier le mal à cause du bien qu’on se destine à apporter et l’utiliser pour parvenir à des fins comme d’engager une guerre contre ce qu’on considère comme étant le mal, et donc justifier un engagement qu’on estime bien pour apporter une solution contre ce qu’on considère comme étant le mal.

Mais l’engagement dans une guerre pour défendre un bien peut revêtir à terme comme d’une disposition à faire le mal.

Preuve en est que parfois on justifie le mal par le bien qu’on entend défendre, et obtenir le bien en utilisant le mal pour y parvenir.

Ce qu’il faut retenir et qui est révélateur, c’est qu’on justifie le mal qu’on perpétue par le bien qu’on est en droit d’espérer, ce qui fait qu’on réalise souvent que le mal exercé était justifié du fait qu’à terme on est parvenu au résultat espéré alors que tout nous condamne si l’on n’y est pas parvenu. Ce qui fait dire que les vainqueurs ont toujours raison.   

Ce qui est aussi révélateur c’est qu’on justifie le mal pour une cause qui nous dépasse et dont nous n’assumons aucune responsabilité comme ces guerres ou ces génocides qu’on nie pour s’éviter une culpabilité trop prégnante et qu’on rejette. Adolf Eichmann n’était qu’un fonctionnaire aux ordres, Klaus Barbie un soldat. Un assassin a toujours une justification, voire une excuse et quand il n’en a pas, et surtout quand il prend conscience du mal qu’il a lui-même perpétré au point de se juger lui-même, il va jusqu’à nier toute exaction, toute responsabilité, entre ensuite en aphasie, s’empêche de vivre… ou se suicide.

Lire à cet effet le dialogue aux enfers de Maurice Joly qui met en scène Machiavel et Montesquieu l’un défendant l’Injustice l’autre le droit et la liberté.

Donner du pouvoir à un être fragilisé ou à un individu sans réelle conscience, sans esprit critique et il sera intraitable pour ceux dont il aura la charge et les puissants savent comment tenir le peuple en asservissement en les manœuvrant.

Faire prendre conscience à un tel individu et lui reconnaître qu’il est essentiel, et ce quelle que soit sa charge suffira à le gonfler d’orgueil. L’armée, la police, ne font pas autrement pour utiliser à leurs propres fins des hommes qui ne soupçonnent pas un seul instant qu’on les utilise.

Les tenants d’une quelconque cause ne pratiquent pas autrement pour attirer à eux djihadistes, révolutionnaires ou terroristes. Ceci étant que je ne confonds pas les uns cités plus haut des autres cités ici ! 

Camus dans "Les justes" a décrit la manipulation exercée sur un groupe d’individus dans les années 1905 en Russie par une cause qui pourrait sembler juste au prime abord pour nombre d’entre nous. Il met en scène la préparation d’un acte terroriste dans lequel les participants aspirent à mourir en martyrs "Mourir pour l’idée, c’est la seule façon d’être à la hauteur de l’idée" et "Rien n’est défendu de ce qui peut servir la Cause"... même la mort d’enfants innocents ! 

Les djihadistes aujourd’hui ne font pas autre chose. Ils n’en n’ont même pas conscience.

Introspection 

Tout récemment, il m’a été demandé de formuler une question et d’y répondre :

            Comment vivez-vous votre cancer ?

            Contraint et forcé… comme pour toutes les épreuves que nous prodigue la vie. Tous ces aléas permanents auxquels on est confronté et qui nous empêchent de vivre sans soucis, sans préoccupations autres que celles de prendre du plaisir.

            Et les épreuves commencent avant même notre conception quand plus d’un demi-milliard de spermatozoïdes tentent de pénétrer un ovule lors d’une fécondation, ce qui est loin d’être gagné d’avance…

            Quand nous ne sommes pas certains de naître, quand nous n’avons aucun choix pour notre sexe, notre couleur de peau, quand notre santé peut à tout moment décliner, la maladie ou le handicap nous atteindre… sans autre choix que de faire face, nous combattons la maladie, nous nous adaptons au handicap, nous trouvons des compensations pour oublier ce que nous vivons au quotidien, nous comblons nos insuffisances, nous pallions nos gênes, nos troubles qui nous empêchent de vivre comme tout un chacun. Nous affrontons sans crainte, parce que nous n’avons pas le choix, les difficultés de tous les jours en regardant ailleurs, vivant en décalage permanent, envisageant des solutions et en empruntant des chemins imprévus dont nous n’aurions jamais eu l’idée avant que nous arrivent la maladie et le handicap.

            Et curieusement, à mesure d’affronter ce combat qui nous paraissait impossible, voire impensable à mener au moment où nous avons été mis en face de l’annonce d’un cancer, nous avons trouvé des ressources que nous n’aurions jamais soupçonnées.

            En ce qui me concerne je pratiquais le marathon avant l’annonce de mon premier cancer en 1986 et cette épreuve représentait pour moi comme un entrainement à ce que j’allais devoir affronter parce qu’effectivement quand vous prenez le départ d’un marathon, vous n’êtes pas certain de le terminer, déjà qu’après 10 km il vous en reste 30, après 20 il vous en reste encore 20, et ainsi de suite, le tout ponctué de passages à vide, de moments où crampes et ampoules vous assaillent et gênent votre progression jusqu’à la ligne d’arrivée comme l’est le combat contre le cancer qui mène sinon à la guérison au moins à la rémission.

            Si j’évoque le marathon, c’est parce qu’il représente pour moi comme une philosophie, comme un combat contre l’adversité, un combat contre soi-même, ses déficiences, son laisser-aller comme ceux qui se lancent dans la conquête d’un sommet, parcourent des chemins improbables, comme ceux de Stevenson dans les Cévennes aux pèlerinages de Compostelle, comme ces autres qui partent au bout du monde, qui se lancent des défis invraisemblables comme la traversée de déserts à vélo ou des océans en kayak.

            Comme j’ai une respiration difficile il me fallait un autre objectif que le marathon, un autre dépassement de soi. Je parlais normalement, maintenant je chuchote et j’écris.

            Puis, je me suis lancé d’autres défis : la création de deux sociétés, une exposition de mes œuvres dans une galerie du 8ème, l’écriture de deux livres, la préparation de deux autres et la naissance d’un quatrième fils !

Frère inconnu 

- Soixante-dix années se sont écoulées, moi, qui n’ai pas eu de vie, qu’as-tu fait de la tienne ? Es-tu heureux au moins ?

            - On peut le dire, oui ! Je n’ai appris ta non-existence qu’à ma quatorzième année et j’avoue avoir été surpris en le découvrant au cours d’une dispute entre nos parents, vite réprimée par notre tante. (Nous savons tous que les enfants ne ratent rien des dissimulations des parents. Ils sont même à l'écoute des silences et les non-dits sont plus évocateurs que les paroles)

            Et pour te répondre le plus honnêtement possible, je dois te dire que j’ai vécu en solitaire jusqu’à mes vingt ans, nos parents étant souvent absents de la maison sans cependant manquer de soutien… Que j’ai alterné les gardes multiples, des années de pensionnat et que j’ai fait l’apprentissage de la solitude en nourrissant mon imagination par des lectures et des jeux où la réflexion dominait comme les mécanos et les casse-tête… Que j’ai souvent fait des allers-retours entre la Bretagne et Paris pour accompagner notre mère auprès de nos grands-parents âgés, ce qui m’amenait à souvent changer d’école.

            Et même après cette révélation, j’avoue ne pas m'être trop posé de questions… pour épargner probablement notre mère.

            Et je ne m’en pose d’ailleurs pas davantage aujourd’hui, si ce n’est qu’à ce moment-même au sein d’un atelier d’écriture de la rue des Cascades où vient d’être donné un sujet portant sur notre enfance et comment nous l’avons vécue, comme une introspection personnelle à rebours avec la consigne de faire intervenir une personne existante ou non, réelle ou fictive, comme un témoin qui pose une question à laquelle nous devons répondre.

            Alors, à bien y réfléchir et puisque tu n’as jamais eu la parole, curieusement j’ai pensé à toi.  

            - Oui, et alors, ça te fait quoi ?

            - Me dire que ma vie aurait pu être tout autre car un frère m’aurait évité la recherche de copains, d’amis, d’alter ego… un frère aurait pu me servir de confident, de soutien, nous aurions vraisemblablement connu les mêmes écoles, les mêmes gardes multiples, les mêmes pensionnats… nous aurions dispensé nos conseils l’un pour l’autre en écartant les avis des parents, échangé nos ressentis, partagé nos peines et nos chagrins, connu nos premières expériences et nous nous serions aidés mutuellement pour les surpasser… nous nous serions amusés, jalousés, chamaillés, peut-être battus… comme ce qu’ont vécu tes quatre neveux...  Quatre neveux que tu n’as jamais pu connaître…  

Je me souviens…

            Oui, je me souviens de l’embarras, entre hésitation et atermoiement, que j’éprouvais auprès de cette toute jeune fille à chaque fois que je me présentais à elle au sein de cette société située à Gagny où venait d’être changée la totalité de l’installation téléphonique.

            Elle était à l’accueil, au standard, et elle me recevait toujours avec un sourire qui m’irradiait.

            Je sentais bien qu’elle avait du plaisir à me voir, et ressentir son bien-être me mettait en joie. Cependant je ne laissais rien paraître. Je m’empêchais toute avance qui eût pu laisser deviner mon intérêt pour elle. Je ne manifestais aucun sentiment ambigu qui eut pu paraître pour une inclination de ma part et je m’évitais d’éprouver convoitise et désir envers elle.

            Néanmoins, la voir à chacune de mes interventions suffisait à mon bonheur.

            Je ne m’avançais pas. Je laissais les événements décider pour moi mais je l’avais en tête en permanence, et la retrouver toujours présente au standard me réconfortait de toutes les turpitudes que me causait l’installation téléphonique que je venais de mettre en service. La voir et échanger avec elle me consolait de tous les tracas que je vivais : ces pannes à répétition qui se produisaient de façon intempestive.

            J’avais déjà remplacé toutes les cartes, ensembles et sous-ensembles, réseaux et postes, l’unité centrale, de l’alimentation jusqu’au fond de panier. Pas une fois je ne constatais le problème et j’avais même convoqué France Télécom afin qu’ils vérifient également les équipements au central.

            Rien n’y fit, les pannes recommençaient et je n’y comprenais rien.    

            A force de me présenter à elle, mes visites prirent un autre sens, une autre tournure. Les mois passèrent, les saisons aussi... Nous nous vîmes ailleurs, d’abord au café d’à-côté, puis plus loin pour éviter les histoires, les qu’en dira-t-on et ménager susceptibilités et suspicions. Nos rencontres s’effectuaient en toute bienséance et les rapports que nous entretenions relevaient d’une extrême courtoisie. 

            J’appris qu’elle avait vingt ans. J’en avais trente-cinq et j’étais marié. Toute communication entre nous, nous était donc impossible et continuer à nous voir relevait d’une forfaiture.

            Je ne m’autorisais pas à aller plus loin. Je le lui ai dit.

            Quelque temps plus tard, elle m’apprit qu’elle allait quitter son poste, que sa décision était déjà prise et elle avait même un nouvel engagement.

            Je ne pouvais l’accepter sans réagir. Je lui demandais où elle partait… et pour avoir la certitude de la revoir, je me déclarais...

            … Peu de temps après, alors que nous vivions déjà ensemble, elle m’apprenait que c’était elle qui provoquait les pannes… pour me voir.

Résolution 

 

            Je n’ai plus aujourd’hui le souvenir de mon arrivée à l’hôpital Robert Ballanger, et je ne sais plus si c’était dans la matinée ou dans l’après-midi du lundi 11 aout 1986. Je sais seulement que c’était trois jours après ce fameux jour où l’on m’avait annoncé qu’un cancer se développait en moi au plus profond de ma gorge.

            Je me rappelle qu’après l’avoir raccompagnée à la sortie du service, je quittais Grazia et remontais dans la chambre qui m’avait été assignée par les infirmières. Une chambre au quatrième étage d’un bâtiment flambant neuf que j’allais devoir occuper pour la première séance d’une chimiothérapie qui allait durer plus de quatre jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

            Je me retrouvais seul au milieu de cette chambre les bras ballants ne sachant que faire de mes dix doigts.

            Je me rappelle encore mes premières impressions et n’ignorais plus que mon espérance de vie était désormais comptée. Avant cette mémorable annonce, devrais-je dire ce verdict, comme tout individu, je n’en avais nulle conscience, sans estimation précise de la durée d’une vie. 

            Oui, j’étais désormais seul. Tout mon passé défilait dans ma tête, me revenait tout le déroulé de mon existence. Je me remémorais mon père et mon parrain emportés par cette même maladie.

            Je me rappelais mon parrain quand nous l’accompagnions mon père et moi de Quistinic, du côté de Lorient à Septeuil, non loin de Mantes-La-Jolie, courir de guérisseurs à magnétiseurs, rebouteux ou charlatans, patienter des heures dans une file d’attente qu’on veuille bien nous recevoir, et multiplier visites et consultations de toutes sortes.

            Je les avais vus tous les deux, intubés, drainés, trachéotomisés, décharnés… rendus à l’état de squelettes incapables de se déplacer seuls, dans l’impossibilité de bouger, de se mouvoir… je me souvenais avoir porté mon père de son fauteuil à son lit et ressentais cette impression diffuse particulièrement dérangeante pour un fils aimant… et pensais : « un fils ne devrait pas avoir à porter son père, c’est contre nature. »

            Oui, j’avais assisté à sa souffrance pendant plus de neuf mois, en vain, et versé des larmes sur tout le trajet seul au volant d’une voiture qui me ramenait sur Paris après l’avoir quitté, obligé que j’étais de reprendre le travail.

            Quand d’autres relations de famille, de travail, de connaissances ayant contracté le cancer avaient également disparu. Personne jusqu’alors n’avait survécu au crabe. Je savais que l’issue était fatale… je l’avais lu dans un livre que j’avais acheté alors que je n’avais pas atteint ma dix-septième année… un livre rose avec en couverture une photo d’une cellule cancéreuse évolutive.   

            A cette époque, j’ignorais encore à quoi je me destinais professionnellement. Ma mère me voyait dentiste, et moi plutôt médecin… oui, j’étais passionné par l’anatomie… ou encore biologiste, découvreur de virus ou autres bactéries. Il n’en avait rien été. Je n’étais devenu que dépanneur en téléphone. Une façon comme une autre de réparer ce qui ne marche pas correctement… en quelque sorte un redresseur de torts.

            Oui, je me retrouvais seul dans cette chambre dans l’attente des premiers examens avant la pose d’un cathéter sous une clavicule qui allait me délivrer dans une veine cave menant au cœur des drogues vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant quatre jours. Que devais-je faire ? Que me restait-il à entreprendre ? J’étais désemparé. A mon tour, j’étais atteint par un cancer. Mon père était parti depuis onze années et j’allais devoir affronter les mêmes épreuves : un calvaire de combien de station jusqu’à son terme accompagné par une angoisse lancinante, une souffrance permanente et très certainement la décrépitude avant l’inéluctable.

            Souffrir pendant neuf mois, pour une échéance fatale m’était impossible à envisager.

            Tout tournait dans ma tête. J’avais trois enfants, un de dix-huit ans et deux de douze, une adorable nouvelle compagne, et c’était tout ce qui me rattachait à la vie. Je venais de démissionner le mois précédent pour un nouvel emploi plus rémunérateur et surtout plus glorifiant auquel j’allais devoir renoncer vu ce qui m’arrivait. Et je ne savais pas encore ce qui allait advenir de moi avec ce traitement et ce qui allait en résulter.

            Mon regard se porta vers la baie vitrée et je restais un moment à observer le ciel. Des nuages s’amoncelaient au loin, menaçants. Je me sentis soudain seul, seul à décider de ce qui serait ou pas, seul à décider de mon avenir. J’ouvris la fenêtre et j’appréciais la hauteur de l’immeuble qui me fascinait. Je considérais le sol, bituminé… ou mieux encore, bétonné.

            J’hésitais, restais un instant dans l’expectative. Encore une seconde, peut-être deux, et tout serait fini… « Adieu, l’angoisse qui m’étreignait à cet instant, les souffrances inévitables à venir, le handicap et la décrépitude. J’étais déjà au-delà de ce qu’il était possible de juger. »

            Mais pourquoi tout aussi soudainement ai-je refermé la fenêtre ? 

            Je n’en avais sur l’instant aucune idée. Peut-être à cause d’une seconde nature, recadrant mes objectifs comme j’en avais pris l’habitude, ayant toujours été dressé à faire face.

            C’était devenu au fil du temps un conditionnement chez moi… je m’attendais toujours au pire, ainsi tout ce qui pouvait m’arriver devenait relativement moindre de ce que je prévoyais. Une habitude qui m’était venue au cours de plusieurs années d’expérience.

            Au début de ma vie professionnelle, quand j’imaginais qu’un dépannage sur un autocommutateur s’avérait aisé, je rencontrais toujours des difficultés et je passais plusieurs heures pour le résoudre alors que, quand je m’attendais à de gros problèmes, il m’était extrêmement aisé de les résoudre en très peu de temps.

            Et peu à peu, les années aidant, je me jouais des difficultés et prenais du plaisir à franchir les obstacles et, me conditionnant toujours dans l’attente du pire, rien de ce qui pouvait m’arriver se révélait une surprise.

            Je m’attendais donc désormais à tout, et je m’entends encore aujourd’hui proférer une phrase que je lançais à travers la chambre comme une résolution définitive :

            « Même si je dois ramper, je continuerai d’avancer »

Peut-être ai-je très certainement bénéficié du regard souriant d’enfants sans bras et sans jambes rampant dans un couloir d’une institution de Gonesse où je me rendais pour dépanner quelques années auparavant… Je leur en suis aujourd’hui reconnaissant.

Des souvenirs qui tourmentent de Serge Grynbaum, rassemblés par J-M Kerviche

 

         Je suis né en 1936, année ô combien emblématique de l’éveil de la classe ouvrière, jusque-là réprimée, où tout devait changer en mieux être… C’était du moins ce que tous nous espérions.  

         Seulement, quelques trois ans après une guerre embrasait toute l’Europe, une guerre menée par un despote illuminé et psychopathe, envahi par une haine incommensurable qui a mené à la mort plus de cinquante millions d’êtres humains, victimes de bombardements intenses, de famines incontrôlables, d’épidémies dévastatrices et de génocides sciemment organisés dénommés « Aktion T4 » « Aktion Reinhard » et « Solution finale ». 

         Pour tout dire le conflit le plus sanglant de l'histoire du monde.

         Et quand la France est entrée dans la guerre en septembre 1939, tous ignoraient ce qui allait advenir…

         … Je n’avais que trois ans quand tout a commencé... et un an après, en 1940, mon père nous quittait, ma mère et moi, pour s’engager volontairement pour la durée d’une guerre qui ne devait durer qu’un temps… le temps que les hommes reprennent leurs esprits.

         Idéaliste, il voulait vraisemblablement défendre des rêves de jeunesse, comme tout jeune rêvant d’un avenir radieux, et tout mettre en œuvre pour s’opposer à l’envahissement de la France qui débutait.

         Je me souviens encore comme si c’était hier… Nous l’avions accompagné s’inscrire ma mère et moi à la caserne de Reuilly, non loin d’où l’on habitait.

         Et peu de temps après, mon père étant parti, nous nous retrouvions ma mère et moi sans ressource. Je me rappelle qu’après, nous nous sommes retrouvés avec maman chez sa sœur et son beau-frère qui tenait une échoppe de tailleur au 36 rue de Montreuil avec au-dessus, un appartement d’une pièce de 18 mètres carrés avec un seul lit où nous nous sommes couchés tous ensemble. Il y avait ma cousine Anna qui avait quatorze ans… Elle ne me supportait pas… il faut dire que je l’agaçais. Elle devait vraisemblablement être consciente de tout ce qui se passait, alors que moi du haut de mes quatre ans, hormis le départ de mon père qui m’attristait, me retrouver en famille me divertissait…

         Quelques temps plus tard, une famille juive originaire de Turquie qui était au courant qu’on recherchait des juifs… je ne sais trop pourquoi à cette époque, à ce que je me suis laissé dire, car la Turquie était l’alliée de l’Allemagne… enfin, c’est ce que j’ai toujours cru… nous nous sommes refugiés au 5ème étage d’un immeuble, la peur au ventre.

         Oui, tout le monde était au courant, d’après ce que ma mère me rapportait, que les juifs devaient se mettre à l’abri, car il y avait déjà eu des rafles.

         Raison pour laquelle on a été hébergé pendant un court laps de temps chez des Polonais, maman, Mme Miller, son fils et moi contre une petite somme, d’après ce qui m’avait été dit, chez une certaine Mme Derblum,

         Cependant cette personne nous a assurés quelque temps après que les femmes des prisonniers n’étaient pas concernées par les rafles organisées par la police de l’époque.

         Mon père l’étant, on était soulagé.

         Seulement, on est venu frapper à notre porte avec des mots : 

  • Police… Police !... Avec une question dès l’ouverture de la porte :

  • D’où venez-vous ?    

         Des injonctions qui me tambourinent encore de temps à autre dans la tête… alors que je viens d’atteindre quatre-vingt-sept ans.

Maman ne s’exprimait pas correctement. Le Français n’était pas son fort, s’exprimant surtout en yiddish. 

         Tous ces souvenirs me reviennent constamment en tête, surtout celui d’un certain jour de juin 1942, ce fameux jour de la rafle du Vel d’hiv où l’on a parqué les juifs à une époque où l’antisémitisme était d’un commun dans toutes les sphères de la société.

         Des policiers rassemblaient tous les juifs dans la cour de l’immeuble avec le peu de bagages qu’on leur avait permis d’emporter.

         Et nous, nous arrivions à ce moment. J’entendis soudain quelqu’un crier :

         - Serge ! .... Serge ! … Venez, il y a papa et maman qui veulent vous dire au revoir…

         Et là, j’ai vu mon oncle Charles qui m’a pris dans ses bras et m’a embrassé. Il a enlevé sa montre et me l’a donnée en me disant que là où il allait elle ne lui servirait plus à rien. C’était une montre Omega… je l’ai gardé longtemps… jusqu’à ce qu’un ami en qui j’avais confiance me la dérobe...

         On était rue Mercœur, la police vérifiait nos identités. Et aussitôt on fut emmené place Voltaire, aujourd’hui baptisée place Léon Blum.

         Le lendemain, un 16 juin 1942, je m’en souviens encore. Comment ne pas se souvenir d’une date qu’on a vécue comme une agression et qu’on nous rappelle à chaque parole et acte antisémite ?

         On s’est retrouvé au gymnase Japy pour s’inscrire selon ce qui nous avait été ordonné.

         Et tout autour de nous qui étions parqués par la police, on entendait une foule de passants agressifs nous crier dessus avec des mots qui résonnent encore aujourd’hui à mes oreilles.

- « Mort aux Juifs ! Mort aux Juifs ! » tout en applaudissant avec frénésie.

         Je ne comprenais pas… j’avais six ans…

         …

 

 

        

Errance et solitude d’un enfant de la guerre

         J’ai quelques difficultés à vous narrer la suite, tant mes souvenirs se mêlent les uns aux autres. Ils sont si enchevêtrés chronologiquement qu’une anecdote à laquelle je croyais avoir assistée dans un endroit, s’était en fait déroulée dans un autre, et à un autre moment.

         Oui, les souvenirs s’effilochent et se modifient avec le temps. Une fois adulte, on imagine un grand lac, alors que ce n’était en réalité qu’une mare, comme les patères des écoles de jadis à notre hauteur pour accrocher nos manteaux qui nous paraissent si basses aujourd’hui, ou encore, ces terrains où l’on pratiquait le foot, n’étaient à vrai dire que de petits terrains de baskets. C’est le lot de tous les enfants. Ils grandissent, les choses présentes à l’esprit ne sont plus les mêmes.        

         Seules les émotions ressenties à un moment ou à un autre nous restent, immuables.

         Et ces émotions qui ont rythmé mon enfance, ces changements permanents d’hébergements, ces absences d’affections, ces situations anachroniques et sans raison apparente à mes yeux pour le jugement de l’enfant que j’étais en pleine construction, restent à jamais gravés dans ma mémoire. A cette époque, je ne pouvais pas percevoir ce qui jouait en ma défaveur, et si j’en ai conscience aujourd’hui alors que j’approche les quatre-vingt-dix ans, ces souvenirs m’emplissent la tête, me bercent parfois, me perturbent souvent, jusqu’à me tourmenter quand je reste seul au sein de cette maison de retraite de Bondy qui m’accueille aujourd’hui.   

         Oui, pourquoi un enfant doit vivre tous ces traumatismes ? 

         … Toutes ces réminiscences m’inondent, se superposent les unes aux autres comme celui où ma mère m’avait placé en pension à Saint-Maur-des-Fossés, chez une nourrice, belle-sœur d’une marchande de fruits et légumes qui craignant ne pas être rémunérée a renoncé à me garder. Un monsieur est venu alors me chercher pour m’amener chez son beau-frère, oncle David qu’il s’appelait, et celui-ci m’a trouvé un hébergement chez Mme Rotinger, avenue des peupliers à Brunoy pour une courte période, et je ne sais ni comment ni pourquoi j’ai finalement rejoint le Foyer de Soulins de Brunoy.

 

         Puis, on m’a une nouvelle fois déplacé, selon moi toujours sans raison précises, au Château de la Guette, à Villeneuve- Saint-Denis en Seine-et-Marne où ne me restent que de vagues pensées qui me reviennent de temps à autre.

 

         Et des souvenirs, il m’en revient en mémoire en permanence quand je me retrouve seul, et en quantité, par vagues successives, et je parviens difficilement à y mettre de l’ordre et expliciter le comment et le pourquoi des évènements que je vivais… ça fait si longtemps.

         Comme ce moment où l’on m’a baptisé catholique. Je me rappelle que maman était en larmes à la sortie de l’église. Était-ce une réaction de sa part parce que pour elle, j’étais sauvegardé, qu’elle ne craindrait plus rien pour moi et que je serais épargné du sort qu’on réservait aux juifs, ou parce qu’elle avait renoncé à ce qui l’avait construite elle-même ?

         Je ne sais pas et ne lui ai posé aucune question. C’était comme ça !

         Je me revois aussi, dans une colonie de vacances du côté d’Arpajon… pourquoi et comment y suis-je arrivé m’interpelle encore aujourd’hui… je rêve encore que je traversais les blés en jouant à Tarzan avec les copains… dans un endroit dénommé Soucy.

 

Je me souviens seulement que s’était établi juste à côté de la colonie un camp de l’armée américaine... et comme le débarquement en Normandie date du 6 juin 1944, ce que tout le monde sait aujourd’hui, j’en déduis donc que je devais avoir 8 ans.

         Je me rappelle qu’on entendait de loin en loin des explosions et quelquefois le ciel s’embrasait. On nous enfermait alors dans les sous-sols la nuit pour nous protéger.   

         Des énormes croix rouges sur les tentes révélait en fait sa fonction première de ce camp. C’était un hôpital militaire de campagne et nous, enfants que nous étions, on se dissimulait pour pénétrer dans ce camp, se faufilant entre les tentes où des soldats nous distribuaient fort généreusement gâteaux secs, chocolats et chewing-gums.

         J’en avais tout un stock sous mon oreiller.

         Ces soldats jouaient même avec nous. Je me souviens qu’ils faisaient des roulés boulés et des galipettes pour nous amuser, et à mon grand étonnement ils avaient même deviné que j’étais un enfant juif… oui, je m’exprimais vraisemblablement avec des termes yiddish et ça les étonnait. Il faut dire qu’ils n’avaient pas encore vu l’horreur des camps d’extermination en Allemagne. C’étaient des gens adorables. Ces moments sont pour moi inoubliables, cette période de ma vie m’a beaucoup marqué comme étant l’exacte définition du bonheur.

         Puis, peu de temps après, un de mes cousins accompagné de ma cousine est venu me chercher à vélo pour me ramener sur Brunoy. Et là, j’ai revu maman qui nous attendait dans un café dénommé le moulin de la Galette de l’autre côté de la forêt de Sénart. On avait roulé toute la journée. Mon cousin était épuisé, mais cependant satisfait de lui-même.

 

         Si mes souvenirs sont exacts, ce devait être juste après la libération de Paris. Ma mère était venue me récupérer en cet endroit qui se trouve être sur la route de Melun… et c’est ce qui me reste encore en tête aujourd’hui … et nous avons rejoint tous les deux la rue des Boulets, près de la rue de Charonne…

Un an après, en 1945, mon père ayant été libéré par les Anglais, nous nous sommes tous retrouvés…

         J’ai dans mon souvenir avoir aussitôt ressenti à ce moment-là une joie immense, mais je dois avouer avoir rapidement déchanté.

Peut-être reprochais-je à mon père de nous avoir abandonnés pendant plus de cinq années ?

         Je l’ignore. J’éprouvais seulement un sentiment diffus, entre attrait et jalousie… Mon père étant devenu le seul intérêt pour ma mère. Je n’étais plus le chef à la maison…

         Et Maman m’a inscrit à l’école, rue des Boulets, aujourd’hui 87 rue Léon Frot, pour la première fois…

         J’avais neuf ans… 

Et quelque temps après, je n’ai plus le souvenir précis, je sais seulement que c’était en 1946, la naissance de mon frère est arrivée, et tout a basculé.

Ma mère qui ne s’intéressait déjà qu’à mon père… peut-être pensait-elle réparer ce qu’il avait vécu dans les camps, je ne le sais pas, s’occupait bien évidemment davantage de mon frère qui était un nouveau-né alors que de moi, j’atteignais ma dixième année.

Le traumatisme continuait donc pour moi, jeune esseulé déjà perturbé par ce que j’avais vécu. Je me posais quantité de questions sur moi-même, mes proches, mon entourage et particulièrement inquiet je m’interrogeais sur mon avenir. Des espoirs d’un retour à la normalité si tant est que j’imaginais une normalité, ce que j’avais imaginé, souvent rêvé alors que j’étais seul et démuni affectivement pendant de trop longues années. Que pouvait représenter mon frère, alors nourrisson, et moi, cet écolier tout juste dégrossi, sachant à peine lire et écrire.

Les années passèrent sans souvenir marquant. Mon frère grandissait et moi, j’entrais de plus en plus en conflit avec mon père, jusqu’à ce que je délaisse une scolarité tout juste ébauchée pour retrouver un premier poste de travail du côté de la rue Ordener.

Rendez-vous compte que mon frère entrait à l’école alors que moi, je travaillais déjà en usine depuis deux ou trois ans. Quels pouvaient être nos échanges ? Nous n’avions pas les mêmes divertissements, il n’y avait nulle compétitivité entre nous et pas davantage de complicité. Nous étions si différents. Dix années nous séparaient.

Puis, le 15 décembre 1955, alors que mon frère atteignait les neuf ans, je me retrouvais à devoir faire mon service militaire… et là recommençait une nouvelle histoire loin des miens.

J’étais habitué…  

 

 

« Maintien de l’ordre » en Algérie

                  Je fus incorporé dans une caserne du côté de la place de la Concorde… peut-être était-ce l’ancien hôtel de la Marine. J’ai du mal à définir l’endroit.

         On nous distribua une orange, un sandwich au saucisson et des gâteaux secs, puis on nous embarqua dans des camions GMC pour faire le tour de Paris jusqu’à la gare de Bercy. Je me souviens avoir vomi le sandwich.

         Les soldats qui nous encadraient nous traitaient de « bande de communistes ».

         Pourquoi ? Je l’ignore encore.   

         On nous fit ensuite monter dans un train qui roula toute la nuit jusqu’à Marseille… puis arrivés à Marseille on nous embarqua aussitôt sur le « Sidi Bel Abbes » à destination d’Oran. On nous avait logés dans la cale sur des chaises longues pour la durée de la traversée… mais l’atmosphère étant étouffante, je sortais sur le pont pour respirer… 

 

Le Sidi-Bel-Abbès

         Arrivés à Oran, on nous embarqua à nouveau dans des camions GMC, et pendant le trajet nous admirions un nouveau paysage avec le fort Santa Cruz qui domine le port… seulement on passait sur la route devant des gosses qui se passaient le doigt sur leur cou pour mimer un égorgement… Comme accueil et manifestation de bienvenue, il y a mieux.

         Nous fûmes sélectionnés sur place. En ce qui me concerne je fus affecté dans une compagnie près de Relizane, plus précisément au 21ème Régiment de Tirailleurs Algériens dans une localité dénommée Jean Mermoz, aujourd’hui Bou Henni.

 

Des tentes avaient été dressées sur la place de l’église pour nous recevoir. Et notre instruction militaire a commencé le lendemain avec la marche au pas, les gardes-à-vous-repos, avec le MAS 36 à l’épaule, le salut au drapeau, le tout suivi de marches de plusieurs kilomètres avec tout le barda. Nous nous exercions au tir dans les collines environnantes avec 5 cartouches chacun. Des marches éreintantes de 25 à 30 km jusqu’au golfe d’Arzew… on avait des ampoules et les pieds en sang, et au bout de quatre mois d’exercices journaliers avec marche-fourragère, on m’a finalement affecté à Beni Ounis du côté de Colomb-Béchar, à deux kilomètres à peine de la frontière marocaine, avec de l’autre côté Figuig. J’y suis resté dix-neuf mois à crapahuter dans les montagnes, à encercler des douars, à se faire surprendre par des embuscades, à tirer sur tout ce qui bouge avec la crainte au ventre d’être soi-même pris pour cible, ce qui est arrivé plus d’une fois même par les nôtres…   

         Certains d’entre-nous en avaient marre, ils ne pensaient qu’à déserter, passer la frontière et s’évanouir à l’étranger… Dire que la plupart de mes camarades avaient vécu comme moi les affres de l’occupation allemande quand ils étaient gosses, et nous, qu’est-ce qu’on était en train de faire si ça n’était pas l’occupation d’un autre pays quand on y réfléchit bien.

         Oui, on ne comprenait pas ce qu’on faisait… d’autant plus qu’on se conduisait comme se conduisaient les Allemands dont on avait eu à souffrir à une autre époque.

         Une aberration totale… combien de mes camarades sont devenus fous à leur retour en France après avoir assister à des exactions qu’il m’est extrêmement difficile de relater et de détailler ici, et ce, d’un côté comme de l’autre... des horreurs insoutenables… et ces souvenirs m’assaillent encore aujourd’hui quand j’y pense.  Oui, on se reproche tout le temps les actes qu’on a commis, mais aussi ceux auxquels on s’est abstenu de participer pour des raisons qu’on a du mal à cerner.

         Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi sont des questions qui me taraudent tous les jours.

         Puis j’ai eu la chance, si l’on définir cet épisode de chance, que tout se soit arrêté ce jour où le camion qui nous transportait a sauté sur une mine. J’ai été touché à la colonne vertébrale… et soudain tout s’est arrêté. 

         De l’infirmerie, où l’on m’a transporté ensuite et sur les cent-vingt-cinq kilomètres vers Oran dans des conditions particulièrement douloureuses suivi d’un rapatriement par bateau, puis train couchette, on m’a dirigé vers Paris jusqu’à l’hôpital Bichat où l’on m’a soigné… je devrais plutôt dire « réparé ».

         Eh oui, tout ça c’est du passé même si j’en garde encore des traces indélébiles et souvent douloureuses, avant j’avais ma famille, mon travail, des occupations permanentes et des soucis quotidiens, mon temps était mobilisé de façon ininterrompue, des journées entières qui m’absorbaient l’esprit et qui m’empêchaient d’y penser, alors qu’aujourd’hui je suis seul dans ma chambre à me remémorer ce qu’on m’a obligé à faire, et ce que je me suis de moi-même abstenu de faire malgré les risques encourus…

Je ne suis jamais retourné en Algérie bien qu’on me l’ait souvent proposé, alors que je me suis rendu à plusieurs reprises et sans aucune appréhension en Tunisie et au Maroc…

         Je n’ai jamais cherché à savoir pourquoi…

 

 

  

Retour à la vie

            Peu de temps après être sorti de l’armée, je me suis marié comme, à cette époque, beaucoup de jeunes gens de mon âge, et je me suis rapidement écarté de ma famille.

         Vraisemblablement, une conséquence d’une hostilité croissante avec mon père qui m’obligeait toujours à faire ce que je ne voulais pas. Des rapports extrêmement difficiles générant une rivalité constante érigée entre nous après son retour de captivité, corrélative à son absence pendant laquelle je m’étais construit sans lui, alternant les séjours chez les uns aux hébergements chez les autres, trimballé de pensions, foyers et colonies, dans un climat de précarité affective désolante. Bien sûr, j’avais ma mère qui me visitait et se souciait de moi, mais lui était totalement absent… pendant toute une période, je ne savais même pas ce qu’il était devenu, ayant peu ou pas de nouvelles du tout.

         Oui, après une absence de cinq années, années si particulières où l’enfant se construit, je me trouvais face à lui, démuni, car ma mère, selon les sentiments de l’enfant que j‘étais encore, lui manifestait un bien trop grand intérêt par rapport à moi, et à ce que je représentais.

         Au cours des années suivantes, j’allais jusqu’à lui refuser toute ingérence de sa part et ne pouvais accéder à ses demandes et exigences. J’avais bien sûr des résultats scolaires désolants, et c’était peut-être aussi une façon de m’opposer à lui… Nos relations étaient en permanence conflictuelles. Elles ont ébranlé toute mon enfance, par son absence d’abord, je le répète, ce dont je n’avais nullement conscience à l’adolescence et dont j’ai réalisé beaucoup plus tard, il m’aura fallu du temps, qu’il n’en était en rien responsable, par ses exigences ensuite sans rapport avec les réalités auxquelles j’étais moi-même confronté.

         Une scolarité désastreuse avec des résultats décevants… mais aussi comment se sentir responsable d’un état de fait qu’on vous a imposé en commençant par l’absence d’un père pendant plus de cinq années ? Cinq années pendant laquelle je me suis construit dans l’ignorance et la peur permanente à une période où personne ne pouvait répondre à mes questions.

Oui, comment peut-on effectivement exiger une assiduité sans accrocs quand on commence une scolarité à neuf ans et obtenir des résultats satisfaisants quand on la quitte à quatorze ? Cela n’a rien d’enviable et ne peut que vous desservir toute la vie.

Oui, j’ai été construit bizarrement et je suis devenu tout naturellement un révolté. Tout s’opposait à moi, rien ne m’était accordé, tant et si bien qu’en conséquence je contestais tout. Je désirais travailler dans le bois comme mon père, devenir menuisier ou ébéniste et lui me destinait au textile. Pourquoi ? Cette question m’interpelle encore aujourd’hui… Et j’ignore encore pourquoi je me suis conformé à ses exigences car je me suis soumis à son désir, et dès ma scolarité achevée à quatorze ans, je suis entré dans une usine de confection.

         Au bout de trois ans, je m’occupais des machines en tant que mécanicien régleur. J’en étais arrivé à gagner plus que mon père et j’en étais fier… Puis j’ai fait les marchés à Corbeil, Lieusaint, Melun, négociant avec les uns, marchandant avec les autres, et je me déplaçais souvent jusqu’à Villefranche-sur-Saône à la recherche du meilleur que je modifiais à ma guise devant la désapprobation clairement affichée de mes rivaux directs tout en affichant en prime des prix défiants toute concurrence.

         A tel point que j’ai repris l’affaire de mon oncle Max.

         Oui, je le répète à l’envi, toute ma vie je me suis jeté dans le travail, alternant les voyages entre Tourcoing, Villefranche-sur-Saône, Corbeil-Essonnes, préférant traiter directement sans intermédiaires avec les fabricants pour définir exactement ce que je voulais plutôt qu’avoir à faire avec des grossistes n’intéressés que par le rapport pécuniaire.

Oui, il me fallait me déplacer pour avoir le meilleur en qualité et en prix ce qui me valait bien évidemment les critiques acerbes de mes concurrents sur les marchés de la région parisienne car je vendais des produits de meilleure qualité et aux meilleurs prix.  

Des souvenirs avec mon père me reviennent de temps à autre comme ce qu’il nous a relaté à son retour de Bergen Belsen, un camp de prisonniers libéré par les Britanniques. Il m’avait dit avoir jeté un œil sur les listes des détenus du camp de déportation, non loin de l’endroit où lui-même était retenu, où une multitude de juifs apatrides de toute l’Europe, notamment Simone Veil et Anne Franck, se trouvaient séquestrés, lui n’ayant été que prisonnier de guerre. On lui avait interdit l’accès car le typhus régnait dans le camp et en regardant ces listes de déportés, il avait vu le nom de son frère, Samuel, typographe de son état.

Alors qu’il n’avait plus de nouvelle de lui, et qu’il le croyait mort, il avait fini par faire son deuil, mais une tante avait reçu quelques mois après une lettre de son frère venant de Suède. Mon père avait pris cette nouvelle pour un miracle. Son visage s’était comme illuminé. Son frère était ensuite revenu en France peu de temps après, suite à une visite du roi de Suède à l’Arc de Triomphe. Parlant couramment le Suédois, il avait interpellé le roi dans sa langue ce qui avait étonné celui-ci.

Il avait ensuite été invité à l’ENA pour débattre sur le thème de la Déportation.

Il faut dire que c’était un intellectuel lettré, contrairement à mon père. Il n’était pas de droite, mais plutôt conservateur comme on pouvait le qualifier à l’époque, alors que mon père était communiste, pur et dur, autoritaire avec les siens et plus particulièrement avec moi, légitimant Staline comme dans ces années d’après-guerre tous les communistes, Jacques Duclos et Maurice Thorez en tête. Il faut dire qu’à cette époque on ne connaissait pas encore les goulags et n’étions pas au courant du génocide perpétré en Ukraine, plus connu plus tard sous la dénomination de Moissons sanglantes.

Mon père lisait l’Humanité et ma mère des recueils de littérature yiddish.

C’est dire qu’il ne fallait surtout pas aborder la politique à table quand ils se rencontraient lors des réunions de famille.

Je me suis marié à mon retour d’Algérie et j’avais 32 ans quand mon fils Luc est né et mon père le considérait comme un génie car il travaillait très bien à l’école. Il retenait tout ce qu’il apprenait et obtenait tout de son grand père qui ne lui refusait rien. Oui, rien ne lui était interdit, il représentait une ouverture sur le monde, il était choyé, adoré et pour tout vous dire, j’étais moi-même devenu un papa gâteux.

Rendez-vous compte qu’il a obtenu son baccalauréat à 17 ans.

Oui, toute ma vie, je me suis noyé dans le travail… pour ne pas avoir à penser, à réfléchir, à ne plus songer revenir sur ce qui aurait dû être et qui n’a pas été, refaire le monde selon mes souhaits, l’organiser à ma façon… ce qu’il m’arrive de faire aujourd’hui par malice, je dois le reconnaitre, alors que je suis dans cette maison de retraite de Bondy qui m’accueille aujourd’hui, jusqu’à présenter, pour rire, au mari d’une pensionnaire cet ami qui écrit sous ma dictée mon histoire passée, comme étant mon rabbin.

Les insatisfactions, les désappointements, les aigreurs, les vicissitudes de l’existence, les maladies, les deuils, les passages obligés d’épreuves, les unes attendues, les autres imprévisibles, tous ces passages délicats de la vie, ces ennuis de toutes nature qui m’arrivaient, je les ai mis de côté car je me disais que rien n’était grave.

Eh oui, j’avais été conditionné dès mon enfance à prendre de la distance avec les problèmes de l’existence. Les chagrins, les larmes, je les ai effacés naturellement, je les possède en moi, mais ne les affiche pas. Mon père est décédé et ma mère l’a suivi trois ans après, à ce que je me suis laissé dire de dénutrition. Oui, elle ne se nourrissait plus que de pots destinés aux bébés.

Les circonstances qui nous ont fait naître, la façon dont nous avons été élevés, les carences affectives dont nous avons été victimes nous déterminent à jamais.

Toute la vie, nous déroulons nos insuffisances, et nous réagissons toujours sans réellement en avoir conscience avec notre entourage, comme auparavant on réagissait vis-à-vis de nous alors que nous étions enfants.

Et quand je suis seul, il me revient encore en tête les souvenirs de mon enfance, quand je passais mon temps à jouer dans la rue avec mes copains. J’adorais ces moments et j’avoue jouer encore aujourd’hui avec mes amis de cette maison de retraite de Bondy. Il m’arrive d’ailleurs encore de chanter de temps à autre avec un autre pensionnaire tout aussi farceur et boute-en-train que moi « l’Internationale » et « le Chant des Partisans », mais aussi quelques autres chants plus grivois afin de rire, nous amuser et taquiner les assistantes médicales, lesquelles en retour affichent peut-être pour nous faire plaisir, selon mon impression, une attitude à la fois distante et légèrement offusquée.

De toute façon, aujourd’hui, plus rien n’a d’importance…

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