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Un cœur en détresse

Ou « L’oisiveté est la mère de tous les vices »

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            Un vieux beau au charme incertain sirotait un Perrier menthe assis à la terrasse du bar d’un grand hôtel. Un livre entre les mains, indifférent à son environnement, il était immergé depuis un petit moment dans la lecture d’une nouvelle de Stefan Zweig intitulée « Le jeu dangereux ».

            Une fois la nouvelle lue, il reposa l’ouvrage et resta un instant songeur en remarquant curieusement qu’il se trouvait dans la même situation qu’un des protagonistes de l’histoire qu’il venait de lire : en villégiature au bord d’une plage de sable fin sur une terrasse de café qui domine, non le lac de Côme comme dans la nouvelle, mais l’Atlantique.

            En effet nous sommes à La Baule dans un hôtel au charme suranné, probablement le plus grand hôtel de la ville édifié au siècle dernier où évolue le même microcosme décrit dans la nouvelle quand bien même on peut observer un décalage énorme existant entre ces deux mondes ; les us et coutumes en 1931 n’étant plus d’actualité de nos jours, les mœurs ayant évolué au point qu’on serait à même de penser qu’il n’y a plus rien de comparable entre des situations et des comportements d’hier datant de la Belle Epoque et ceux rencontrés de nos jours. 

            Depuis son arrivée dans ce lieu, il y a seulement deux jours, il a eu tout loisir de rencontrer le même échantillon d’humanité que celui rencontré dans la nouvelle. Ces vacanciers, couples ou familles, personnes esseulées partageant le même espace et probablement les mêmes occupations entre farniente dans les transats disposés par le personnel de l’hôtel, jeux divers dans les salles prévues pour l’exercice, promenade le long de la plage, sorties programmées proposées par la direction sur divers sites architecturaux de la région ou curiosités à ne pas rater, ou encore bains de mer pour les plus jeunes ou rôtissoires sur des serviettes de plage pour corps dénudés tant décriées de nos jours par tous les dermatologues.

            Tout ce petit monde se retrouve aux heures des repas, du petit-déjeuner le matin au diner le soir, se congratule à chaque rencontre sans pour autant poser des questions et entrer dans des détails qui pourraient être dérangeants. On évoque le temps qu’il fait, qu’il a fait ou qu’il fera demain, ce sujet offrant suffisamment de quoi converser sans gêner, comme un sourire aux enfants, un compliment lancé au hasard pour faire plaisir et s’attirer une bienveillance alors qu’on est en fait indifférent aux autres. Chacun est à sa place, toujours la même, déterminée dès le début du séjour par l’ordonnateur qui n’est autre que le maître d’hôtel, comme l’est également l’attribution des chambres par le concierge.

            Que se passa-t-il alors dans la tête de cet homme aux cheveux grisonnants ? Cet être oisif libéré de toutes obligations et qui n’a d’autre occupation que celles auxquelles il s’adonne. Il pourrait être ailleurs, il est ici, il pourrait servir ou se rendre utile, il se sert et utilise les autres, il pourrait être constructif, il est aigri, s’ennuie et critique tout ce qui l’entoure. Il lit pour oublier, pour occuper des neurones inactifs. Oui, que se passa-t-il alors dans sa tête ? Reproduire le jeu décrit dans la nouvelle de Zweig en l’adaptant au lieu, aux circonstances de l’époque que nous vivons et bien évidemment aux réactions inopinées de la victime que l’exercice suscitera.

            Mais sa proie restait à trouver. Ici nulle jeune fille semblable à celle de la nouvelle et pas davantage de duègnes à l’horizon. Il allait devoir s’adapter avec ce qu’il avait à sa disposition.

            Déterminé à poursuivre son idée, il se leva et quitta l’hôtel pour revenir peu après avoir acquis un nécessaire d’écriture, un stylo à encre violette, du papier à fleurs, délicatement et discrètement parfumé et des enveloppes assorties. Il se réfugia dans sa chambre, déposa ses achats dans le tiroir de sa table de chevet, s’allongea le temps d’élaborer un plan pour ensuite prendre une douche rafraichissante avant de se changer pour le diner.

 

            Il redescendit bien avant l’heure pour être certain d’être le premier à table. Mais d’autres personnes l’avaient devancé. Il s’assit cependant, et ce qu’il n’avait pas remarqué jusqu’alors l’interpella. Non loin de lui, juste en face de sa table, deux femmes, l’une plus âgée devant être la mère de l’autre. Il en est certain et ne peut se tromper. S’étonnant de ne pas les avoir remarquées avant tant elles lui paraissaient parfaitement en accord pour l’expérience qu’il se destinait à accomplir, il se délecta par avance d’avoir trouvé les clientes idéales même s’il n’en avait pas eu l’idée jusqu’ici. Il est vrai qu’il n’avait pas cette lubie en tête puisqu’il n’avait pas encore lu la nouvelle de Zweig.

            Considérant les deux femmes, il prit le temps d’observer leurs échanges pendant tout le repas, et s’attardant dans un examen minutieux de la plus jeune, il estima son âge dans les quarante, quarante-cinq ans tout au plus. Brune avec des accroche-cœurs, possédant un joli visage, souriante sans excès et vraiment très agréable à voir avec un port de tête souple et léger, il constata que le reste n’était pas mal non plus, et s’obligeant à rester à table bien qu’il eut fini son repas pour la voir se lever afin de trouver l’inspiration comme il la réveillait dans sa prime jeunesse quand il dévisageait les femmes et remarquait leurs formes, il en apprécia d’autant plus l’objectif à atteindre.

            Qu’y-a-t-il en effet de mieux pour stimuler une imagination endormie et réveiller une libido éteinte depuis près d’un quart de siècle ?

            La preuve obtenue par cet ultime et probant examen l’incita à poursuivre son projet. Après tout, quels pouvaient être les risques encourus pour une plaisanterie anodine qu’il jugeait sans conséquence. Complimenter les gens, n’est en soi empreint d’aucune mauvaise intention.

            Il se réfugia dans sa chambre et commença sa lettre. Et après plusieurs essais infructueux, il recopia le mieux qu’il put le petit mot qu’il lui destinait :

            « Mademoiselle, depuis que je vous ai aperçue l’autre soir, je ne pense plus qu’à vous. Vous habitez mes rêves, et il me tarde tant que le matin se lève pour qu’à nouveau je puisse retrouver votre doux sourire qui m’émeut… »

            Il ferma soigneusement le pli, l’inséra dans l’enveloppe parfumée qu’il posa sur sa table de chevet et durant toute la nuit, il ne pensa plus qu’à cette nouvelle frasque.

            Il se leva aux aurores, descendit les escaliers afin de ne rencontrer personne et conforté par la constatation que toutes les tables du petit déjeuner étaient dressées depuis la veille, en hésitant comme un débutant, il glissa sa lettre sous la serviette de table de la jeune femme puis il s’éclipsa bien avant que les premiers clients n’arrivent.

            Et restant à l’écart, tout près de l’accueil dans l’examen des prospectus que l’hôtel met à la disposition de ses pensionnaires, il surveillait de loin la salle de restaurant qui commençait à se remplir. Il allait jusqu’à s’impatienter car ne les voyant toujours pas descendre, il imagina un instant qu’elles avaient peut-être quitté l’hôtel.

            Mais il n’en fut rien. Il les vit soudain surgir derrière lui.

            Sans pour autant lui prêter d’attention particulière, elles le dépassèrent, mais le voyant manifester un étonnement qu’il ne pouvait feindre et qu’elles interprétèrent comme une prévenance à leur égard, elles lui adressèrent pour la première fois en guise de bonjour un signe de tête appuyé.

            Embarrassé par son trouble qui risquait de le trahir, il leur répondit par une ostensible inclination du buste, puis pour donner le change, il se remit à fouiller dans les prospectus et s’obligea à en choisir quelques-uns pour les consulter pendant son petit déjeuner. Il les suivit de près vers la salle de restaurant en se demandant bien ce qu’elles pouvaient faire si tôt à l’extérieur de l’hôtel et une question inquiétante commençait à le tarauder : L’avaient-elles vu déposer la lettre ?

            Au moment, où il s’assit, il vit la jeune femme ouvrir sa serviette pour la disposer sur ses genoux et la lettre dissimulée chuta au sol lui apportant aussitôt une réponse négative à sa question. Promptement, un garçon qui passait la ramassa pour la lui tendre. Elle l’escamota sur ses genoux avant que sa mère s’en aperçoive.

            Il n’avait nullement prévu ce geste de la jeune femme et s’étonna de la réaction de celle-ci.

            Oui, elle aurait dû s’étonner, manifester une surprise et décacheter le pli devant sa génitrice, et sans scrupule lui lire le contenu de la missive et l’histoire que projetait le vieux beau aurait définitivement avorté. Mais il n’en fut rien.

            Que cachait-elle donc à sa mère ? S’attendait-elle à recevoir le message d’un petit ami ? Un petit ami dans ce même hôtel dont la présence était tenue secrète afin de ne point déranger l’autrice de ses jours ?

            Ce n’était plus une question qu’il se posait, mais une foule d’interrogations enchevêtrées les unes conséquemment aux autres.

            Se félicitant malgré tout d’avoir bien choisi sa cible, il passa la matinée comme il en avait maintenant l’habitude depuis le début de son séjour sur un transat à l’ombre d’un pin maritime avec un nouveau livre, mais il n’était pas tout à fait à sa lecture. Une seule pensée l’occupait désormais, le tenait éveillé et soucieux : « Faustine »

            Il avait par un subterfuge prit également connaissance de son nom qui avait une consonance italienne, Balamo ou Balsamo, il avait omis de l’écrire et curieusement ne se souvenait plus si c’était l’un ou l’autre.

            Ah, s’il avait eu l’âge de cette jeune femme, encore aurait-il pu tenter quelque approche. Faustine avait un joli minois, son abord était agréable, elle était souriante tout en étant réservée et sans faire montre de lubricité outrancière on pouvait dire qu’elle était appétissante dans tous les sens du terme.

            Il était en pleine réflexion quand il les revit à nouveau arpenter les planches qui mènent à la plage. Plongé dans la lecture d’un nouvel ouvrage qui ne l’intéressait que pour lui faire avoir une contenance, il les observait de loin. Elles disparurent de sa vue en obliquant vers la grève et probablement remontèrent par les quais.

            Midi arriva. Il s’installa comme à son habitude et n’eut pas à attendre pour les voir toutes deux à nouveau devant lui.

            Il remarqua que quelque chose avait changé chez Faustine. Elle paraissait plus lumineuse, souriante et détendue. Elle avait même été jusqu’à mettre du rose aux joues et du rouge aux lèvres. Un détail que ne manquèrent pas de ressentir également les occupants des tables voisines.

            Face à elles, il notait qu’elle ne cessait de tourner la tête, explorant toutes les tables, dans l’espérance d’un regard à croiser. Il la vit se tourner vers lui à plusieurs reprises, mais elle ne pouvait le soupçonner, non seulement il n’avait pas à tourner la tête ayant leur table dans l’axe de sa sienne, mais comment aurait-elle pu le soupçonner ? Il était si vieux…

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            … Plusieurs jours passèrent. Tous les matins elle recevait sa petite lettre. Des strophes écrites comme odes à l’harmonie, à la beauté, à la délicatesse, à l’élégance, à la grâce, toutes ces qualités destinées à la décrire. Elle. Faustine.

            Il faut dire que le vieux ne manquait pas de verve…

            Du coup, la jeune femme se montrait de plus en plus enjouée.

            Sa mère ne fut nullement étonnée de la voir sous un nouveau jour mais comme rien n’avait changé dans le rythme et les habitudes de vie des deux femmes, elle ne fit aucune observation. On pouvait même se demander si cette dernière avait remarqué cette notable transformation chez sa fille.

            Or, au cours de la deuxième semaine, la fille ne cessait de chercher ce mystérieux épistolier. Et toute à sa recherche, elle en oubliait quelquefois les attentions jusqu’ici prodiguées envers sa génitrice. Et même si ces manquements étaient imperceptibles pour qui les observait, ils étaient perçus par la vieille femme comme un insupportable relâchement.

            Puis vint un matin, deux jours avant de leur dernière semaine de séjour, elles s’assirent toutes les deux comme d’habitude à leurs places respectives.

            Faustine cherchait sa lettre quotidienne mais ne la trouvait pas. Sa mère par contre en avait une. Du même papier que les autres.

            Cette dernière prit l’enveloppe, l’ouvrit devant sa fille tétanisée qui ne pouvait bien évidemment pas retirer la lettre de ses mains sans prendre le risque de déclencher un esclandre. Elle se contenta de regarder sans proférer un mot.

            La vieille femme reposa la lettre à côté d’elle, regarda fixement sa fille dans les yeux sans émettre une seule réflexion.

            Le vieil homme assistait à l’échange entre les deux femmes surpris par ce qui se produisait. Il ne s’était pourtant pas trompé de place, il avait pourtant bien mis le pli sous la bonne serviette. Comment donc les assiettes avaient-elles été permutées ? Quel coup du sort, quelle malignité avait œuvré pour troubler le jeu auquel il s’adonnait.

            Il ne pouvait imaginer qu’un électricien était passé le matin même, après qu’il ait mis le pli du bon côté, pour remplacer une lampe défectueuse qui éclairait la table des deux femmes. Le technicien avait déplacé la table pour monter sur un escabeau et l’avait replacée une fois son travail accompli sans se soucier le moins du monde de son orientation.

            Les deux femmes s’observaient l’une et l’autre s’abstenant de tout commentaire, la mère n’imaginant pas un seul instant que la lettre eut pu être adressée à sa fille et la fille se posant la question de savoir pourquoi la lettre, qui à n’en pas douter lui était destinée, avait été déposée dans la serviette qui lui faisait face.

            Faustine n’avait d’yeux que pour la lettre posée sous la main droite de sa génitrice. Cette insistance commença à agacer l’aïeule qui prit la lettre et la déchira d’une façon ostensible en mille petits papiers qu’elle remisa dans le creux de sa serviette.

            La jeune femme était mortifiée, mais ne pouvait manifester nul signe de désappointement.  

            Bien au contraire, avec un sourire, elle tenta une question anodine :

            « Voudrais-tu m’épargner toute nouvelle fâcheuse et m’en tenir éloignée ? »

            Affichant un dédain moqueur, l’interpellée ne répondit pas. Même si tout se bousculait dans sa tête, Faustine ne cessait de s’interroger sur ce que pouvait contenir le billet. Un rappel ou une allusion aux lettres précédentes et un reproche à elle-même adressé de n’avoir point répondu aux attentes de ce mystérieux soupirant.

            Mais aussi comment répondre à qui ne se manifeste que par des courriers anonymes ? Comment répondre à qui maintient la discrétion au point de ne pas être découvert ? Quelqu’un dont les lettres sont attendues chaque jour avec la plus grande impatience tellement elles sont aimables, empreintes de jolies expressions et admirablement rédigées.

            Oui, qu’y-avait-il donc dans ce courrier maintenant détruit à jamais ? se disait-elle. Que recelait ce dernier pli : Une demande expresse ou une prière émanant de cet amoureux transi lui fixant l’heure et le lieu d’un ultime rendez-vous avant que les vacances ne s’achèvent et les séparent à jamais ?  

            Toutes les réponses à ses questions demeuraient lettre morte.

            Oui, car elle commençait à s’éprendre de cet être qui se dissimulait à ses yeux et maintenant le fil ténu qui le reliait à lui était définitivement coupé. Des pensées morbides lui traversèrent l’esprit. Ainsi, elle ne saurait jamais qui lui écrivait en cachette. 

            Le petit déjeuner fut vite expédié. Elles se levèrent de table ensemble.

            Vu la réaction de sa mère, Faustine prit la décision de ne point la brusquer avec des questions insidieuses. Elle remarqua même qu’elle emportait avec elle la serviette contenant encore les mille petits papiers et cherchait visiblement à s’en débarrasser.

            La jeune femme n’exprimait en secret qu’un désir. Elle se demandait quand celle-ci secouerait sa serviette dans une des corbeilles à papier mises à la disposition des clients dans le hall d’accueil, pour pouvoir, juste après l’avoir raccompagnée dans leur chambre, descendre quatre à quatre les escaliers pour récupérer le puzzle éparpillé.

            Mais la vieille femme avait une autre idée. Elle sortit par l’une des portes fenêtres de l’accueil pour se retrouver face à la mer, et d’un coup elle brandit sa serviette pour la secouer avec l’énergie de son âge dans le vent de terre.

            Les mille petits papiers s’envolèrent au-dessus de la plage. Quelques-uns s’égayèrent sur le sable, les autres terminèrent leur course dans les premières vagues.

            Vu la réaction épidermique de cette dernière, Faustine prit la décision de ne rien dire, de ne lui poser aucune question comme si ce pli ne revêtait aucune importance pour elle, et que son contenu ne pouvait être qu’à cent lieues des préoccupations la concernant.

            Le vieil homme assistait de loin à cette mise en scène théâtrale et il pouvait également percevoir dans l’attitude de la fille un soupçon de contrariété. Alors que sa propre génitrice n’avait aucune idée du désarroi de la jeune femme, lui devinait sans peine le mal-être de celle-ci. Il s’en voulait d’avoir contribué à tout cela.

            Qu’avait-il rédigé pour que cette mère se mette dans cet état ? Rien qui pût être compromettant fort heureusement. Une déclaration d’amour en termes choisis et extrêmement chastes qui ne risquait de ne porter atteinte ni aux bonnes mœurs, ni préjudice à qui que ce fut, et pas plus à l’une qu’à l’autre. Comme les précédentes missives, juste une déclaration d’un être sensible, émotif, attendri par le spectacle de la beauté, de l’élégance et de la distinction. Il se rappela que seul son premier courrier commençait par « Mademoiselle », mais les autres ne portaient nulle allusion à qui que ce fut, que ces lettres eussent pu être lues et destinées à toute femme, l’interprétation qu’elle en ferait ne relevant que d’elle-même. En conséquence de quoi la méprise ne pouvait venir que de la lectrice, la destination n’étant qu’anecdotique. La mère ou la fille pouvait se méprendre. Donc à la réflexion, en lui-même, il ne se faisait aucun reproche. Il n’y avait ni retombée à craindre, ni conséquence fâcheuse à supporter.

            Seulement, lui seul pouvait témoigner du désespoir de la jeune femme et de l’abjection de sa mère. Il décida d’arrêter son jeu stupide de crainte que l’une et l’autre s’aperçoivent de ce que jusqu’alors elles étaient loin de soupçonner et que toutes deux avaient sciemment ignoré jusqu’ici et durant de très longues années après la mort du père.

            Il se contentait de les observer lorsqu’elles venaient prendre leur collation, du petit déjeuner le matin au diner le soir et il détournait les yeux autant que faire se peut quand l’une d’elles risquait un regard dans sa direction, tout en ne manquant pas de constater que toutes deux recherchaient presque avec fébrilité l’auteur du ou des courriers qui leur avait été adressés, croisant des regards qui eussent pu paraitre selon elles, suspects et ambiguës, l’une dans la quête du soupirant transi, l’autre dans la traque de l’importun ou du mufle qui s’était permis cet écart de conduite d’une stupidité inouïe. Deux comportements en apparence identiques pour n’importe quel observateur, mais qui en réalité se révélaient antinomiques en profondeur.

            Les rapports entre elles devenaient plus tendus, la fille n’acceptant plus les remarques de la mère. A certains moments, elle laissait même percevoir quelques signes d’agacement.

            Une distance délétère commençait à s’installer durablement entre elles. « Si seulement Faustine avait pu ressentir un éclair de lucidité ou une prise de conscience sur sa situation… mais non… » pensa le vieil homme.

            Les lettres n’arrivant plus, la source des petits bonheurs matinaux qui comblaient ses attentes était désormais tarie sans espoir de résurgence, avec en point d’orgue, une question qui lui revenait en permanence. Certes, il y avait eu erreur sur la destination mais comment se faisait-il que sa mère eût pu penser que cette lettre lui était adressée ? A moins, bien sûr, et en cela plus grave encore, qu’elle avait deviné que la lettre était destinée à sa propre fille et que la teneur des propos portés dans celle-ci pouvaient être préjudiciables dans les rapports qu’elles entretenaient, qu’elle ait été à ce point troublée et ne veuille à aucun prix changer quoi que ce fut dans leur situation et que le bonheur de sa fille n’avait aucune valeur au regard de leurs relations où se mêlaient dépendance, allégeance, redevance, sacrifice et don de soi de l’une à l’autre comme d’une dette inassouvie, comme un engagement dans une relation fusionnelle que ni l’une ni l’autre ne remettrait jamais en cause, cet attachement morbide qui les liait l’une à l’autre jusqu’à ce que la mort les sépare.

Le vieux beau se rendit compte que le jeu stupide auquel il s’était prêté avait réveillé ce que la jeune femme avait occulté depuis plusieurs années. Des années à veiller sur sa mère avec comme seule préoccupation le souci du bien-être de celle qui lui avait donné la vie. Il réalisa qu’il avait rompu cette harmonie entre elles deux, coupant irrémédiablement les ailes de la destinée, brisant dans l’œuf les ultimes rêves de félicité que la fille avait en tête avant même que ceux-ci n’éclosent.

            Que ce courrier transmis par erreur à sa mère eût été le détonateur d’un malaise tapi en un cœur qui n’en avait même pas conscience. Oui, car il paraissait évident, que Faustine en avait oublié sa propre vie. Elle avait tu des désirs avant même qu’ils naissent. En avait-elle jamais eu d’ailleurs ?

            Ainsi, ce dont elle ignorait jusqu’ici se concrétisait dans toute sa cruauté, désormais plus de rêves, plus de surprise à attendre, plus d’espoirs. Faustine venait de comprendre qu’elle serait vouée à sa mère, week-ends et vacances à deux tant que sa santé le lui permettrait, croisières l’été en Méditerranée et séjours de printemps à Cabourg, Deauville ou la Baule sans folie, avec toujours collée à son bras, comme le portrait de Dorian Gray, l’image d’elle-même quand son tour viendra où elle sera vieille… et seule.

            Le vieil homme se retira dans sa chambre. Pour lui aussi, les rêves étaient désormais arrivés à leur terme…

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HELENE

 

 

 

            Un soleil au zénith écrasait la ville. Nul n’osait s’aventurer dans les rues désertées par l’ombre.

            Chacun chez soi, protégé par des volets hermétiquement fermés, essayait de conserver le peu de fraîcheur acquise au cours de la nuit.

            Seul, appareils photos en bandoulière, Nicolas arpentait le pavé.

            Le nez en l'air, il examinait les façades des vieux immeubles qui s'offraient à lui, et de temps en temps, il s'arrêtait. Tout paraissait l'intéresser, ici telle porte ouvragée, là, tel encorbellement particulier, là encore, plus loin, telle plaque sculptée ou grille caractéristique. Il attrapait alors son reflex, visait et capturait sous plusieurs angles l'ensemble ou le détail remarqué.

            Jusqu'à ce jour, personne n'avait manifesté la moindre attention pour ces vieilleries architecturales, et les rares gens du coin qui assistaient à son manège depuis plusieurs jours, s'interrogeaient sur les raisons d'un tel intérêt.

            La raison était fort simple à comprendre. La vague culturelle déferlante, consécutive aux journées du Patrimoine était arrivée jusqu'ici, et la mairie, désireuse de promouvoir un tourisme allant dans ce sens, avait demandé de réaliser une brochure vantant l'aspect historique du centre-ville. Nicolas était photographe de métier. Son travail ayant été à plusieurs reprises apprécié, la tâche lui avait été naturellement confiée.

            Débarrassé des touristes, qui à cette heure rôtissaient probablement sur les plages voisines, il profitait de ces instants de solitude pour travailler à son aise.

            Nicolas était depuis midi dans le quartier de la Patenôtre et commençait la remontée de la rue des carmes quand il arriva, à la hauteur du numéro 17, devant une vieille bâtisse de trois étages.

Les volets étaient clos comme ailleurs, mais il se dégageait une curieuse impression. Le crépis se détachait par plaques entières, les gouttières ne tenaient plus que par deux ou trois attaches, et le toit devant être certainement dans le même état, il était risqué de s’en approcher. On pouvait se prendre une tuile sur la tête.

            Commun à la région, ce bâtiment ne présentait rien de particulier, excepté la porte ; petite, verte, d’un vert que n’eut pas renié John Constable lui-même, en décalage avec le rez-de-chaussée, elle était jolie avec ses étranges entrelacs forgés, et ne semblait ne pas appartenir à l’immeuble. 

Attiré, Nicolas s'en approcha. Très près, trop près, le nez à toucher les ferrures.

            ... D'un coup, la porte s'ouvrit ... apparût une jeune fille lumineuse. Nicolas s'écarta prestement, perdit l'équilibre et un sac de bobines lui échappa. Elles roulèrent sur le sol ainsi que des billes.

            Confuse, la jeune fille s'excusa

            - Oh, pardon ! Je ne savais pas que vous étiez derrière la porte !

            - Mais non mademoiselle !... C'est moi qui...

            Sans attendre qu'il eût fini sa phrase, elle se précipita en riant vers les bobines qui continuaient à rouler en contrebas. Puis, les ayant toutes récupérées, elle lui tendit les mains pleines de sa récolte

            - Merci !... balbutia Nicolas en remplissant son sac

            - Que faites-vous ici ?...  lui demanda-t-elle avec assurance

            - Je prends des photos... enfin !... je suis envoyé par la Mairie pour faire une brochure sur la ville.

            - Ah !...  et vous trouvez notre maison intéressante ?

            - Oui !... la porte est très belle ... ses étonnantes ferrures entremêlées m'intéressent ... Elle est vraiment très originale !...   Je pensais la prendre en photo ... Tenez !...  et une avec vous devant !... Si vous me le permettez !

            Confus par sa hardiesse, Nicolas sentit le rose lui chauffer les joues. Il continua :

            - Connaissez-vous bien la ville ?... Peut-être pourriez-vous m'indiquer des curiosités qu'aucun guide ne mentionne !... Vous savez !... C'est pour les touristes... Et puis... Je pourrais joindre votre commentaire.

            Surprise par la proposition... elle marqua quelques instants d'hésitation... puis se décida

            - C'est d'accord !...

            Elle se planta devant sa porte et, voyant le trouble de Nicolas, ajouta

            - C'est aussi d'accord pour la photo !

            Nicolas avait trouvé un guide, le plus charmant des guides.

            Après plusieurs dédales de rues, nos deux jeunes gens arrivèrent sur une petite place, au centre de laquelle trônait une fontaine. Le soleil inondait l'endroit et la chaleur était telle qu'ils se dirigèrent droit vers la vasque providentielle.

            Nicolas rompit de sa main le filet d'eau qui s'échappait de la bouche d'un poisson en pierre et des perles rafraîchissantes jaillirent de tous côtés, jusqu'à la robe de la jeune fille. Les rires fusèrent ...

            - Vous êtes ici devant la fontaine de vie... s'exclama-t-elle,  on raconte que les enfants qui buvaient son eau jadis, passaient à travers toutes les épidémies de peste ou de choléra ...

            Nicolas intéressé, n'osa pas l'interrompre.

            - Dans notre quartier, toutes les fontaines sont symboles. Il y a celle du savoir, celle de jouvence, celle de vie et celle d'immortalité.

            Intrigué, Nicolas, en oubliait sa mission. Gentiment, elle le lui rappela.

            Ils parcoururent les différents quartiers du centre-ville, passèrent en revue tous ses trésors cachés, des représentations de la vierge nichées au coin des maisons, comme autant d'ex-voto, aux singulières horloges des campaniles et des chapelles.

            Profitant de l’ombre protectrice de gigantesques micocouliers, ils arpentèrent presque tous les cours de la ville, passant auprès des vieillards indolents assis aux terrasses des cafés.

A leur passage, toutes les têtes se tournaient.

La jeune fille assumait son rôle avec beaucoup d’application et fournissait des détails à Nicolas que celui-ci n'aurait pas même imaginés.

            Leur quête les mena aux remparts, ou plus exactement à ce qu'il en restait. Ils s'approchèrent d'une tour imposante qui autrefois servait de prison et dont le chemin de ronde n'aboutissait qu’au vide. Il eût été risqué d'entreprendre son ascension. Nicolas tourna autour et la photographia sous tous les angles.

            - N'avez-vous pas une anecdote à propos de cet édifice ? Demanda-t-il

            - Oh !... si ! Plusieurs... Toutes aussi extravagantes les unes que les autres... Cependant ! L'une d'entre elles, je pense, devrait vous captiver.

            Nicolas prêta l’oreille avec le plus grand intérêt.

            - C'était il y a très longtemps... Précisément, en 1513, au temps de Louis XII et des guerres d'Italie. L'armée royale avait fait halte dans notre ville et les troupes tenaient leurs quartiers dans des tentes auprès des remparts... Toute la ville était en effervescence... On n'avait jamais vu ça ! Les rues grouillaient d'une population venue de toute la région ; commerçants et artisans faisaient leurs plus belles affaires, les auberges ne désemplissaient pas.  Accompagnant de véritables festins, le vin coulait à flot.

            La présence du roi ajoutait un climat particulier aux diverses fêtes données ici ou là et la musique emplissait l'air car les troubadours, baladins et artistes de foire occupaient la place.

            C'était aussi une profusion d'ors et de couleurs. Toutes les jeunes filles se paraient de leurs plus beaux atours pour espérer aguicher, sinon le roi, elles n'en espéraient pas tant, au moins les officiers et les nobles de la Cour qui l’accompagnaient.

            - Oui, toutes ! Ou presque... Le maître du guet avait une fille. Elle était si belle que ses prétendants se comptaient parmi la noblesse environnante, et ce, malgré ses origines modestes. Elle avait vingt ans.

            Pendant une soirée une réception en l'honneur du Roi fût organisée par le seigneur du comté dans l'enceinte du château. Tout ce que la ville comptait de notables et de gens de quelque importance furent conviés.

            Tous s'attendaient à la présence de la belle, mais celle-ci brillait par son absence.  Le roi informé par une bouche bienveillante, s'enquit auprès de son hôte et s'étonna qu'un tel trésor lui fût caché. Aussitôt, celle-ci fut mandée.

            Un écuyer se présenta au logis du maître du guet et comme par enchantement, au premier instant de leur rencontre, les deux jeunes gens tombèrent amoureux l'un de l'autre.

            Nicolas buvait les paroles de son guide et peu à peu la demoiselle de l'histoire prenait ses traits de l’héroïne. Il était comme envoûté.

            - Une histoire comme celle-ci, ne peut que mal se terminer, dit-il, comme pour en évacuer le charme.

            - En effet ! répondit-elle, l'écuyer en oublia sa mission. En ces temps-là, on ne faisait pas attendre le roi. Une cohorte fût requise et on alla chercher la belle. Après quelques péripéties, dont je vous passe les détails, l'écuyer qui avait failli aux ordres, fût enfermé dans cette tour et la belle, conduite devant le roi, fort mécontent de ce contretemps. Le soir même, et par un jeu particulièrement cruel, la jeune fille fût contrainte de prendre un mari, qu'on tira au sort parmi les gentilshommes présents.

            - Vous imaginez la suite !... Horrifiée, la belle, profita d'un moment d'inattention pour s'échapper. Toute la cour se précipita à ses trousses. Tous étaient ivres.

            Ayant accès aux clés, de par la fonction de son père, elle libéra l'écuyer. Mais les jeunes gens ne pouvaient quitter la ville, l’alerte avait été donnée.

            Ils se réfugièrent alors sur les remparts et devant le sort cruel qui les attendait, ils n'hésitèrent pas. Dans une première et ultime étreinte, ils se jetèrent dans le vide.

            Nicolas restait songeur.

            - Eh bien, en voilà une histoire ! Je n'en n'avais jamais entendu parler ! Sûr qu’elle intéressera les touristes !

            Vers dix-sept heures, les rues commencèrent à s'animer avec le retour des vacanciers. Il était temps de rentrer.

            Nicolas et son guide remontèrent le cours Massena, à cette heure encombré par les embouteillages des automobiles immatriculées dans toute la France, pleines d'enfants turbulents, braillards et à moitié nus. Les piétons pestaient contre les voitures stationnées sur les trottoirs, devant les magasins pris d'assaut.

            Comme toutes ces petites villes du sud de la France, désertes l'hiver, envahies l'été, Le Portheau, n'échappait pas à la règle.

            - Nous étions plus tranquilles tout à l'heure ! Remarqua Nicolas

            - Vous avez raison ! Venez !... Je connais un raccourci.

            Elle l'entraîna dans les ruelles maintenant assombries.

            Nicolas la suivait, marchait dans ses pas. Aveugle, il n’avait d’yeux que pour elle.

            Ils débouchèrent au détour d'une rue, sur une fontaine en demi-cercle. Débordante de verdure, il fallait en écarter le feuillage pour apercevoir la pierre. Des touffes de fleurs bleues et jaunes, sortait un puissant lierre qui s'agrippait à toutes les maisons voisines.

            - Nous sommes bientôt arrivés, mais avant, je tenais à vous montrer cette fontaine !

            La jeune fille marqua un silence et reprit

            - C'est celle de l'immortalité !

            Elle plongea ses mains dans une eau claire, les sortit en forme de coupe qu’elle offrit à Nicolas, qui trempa ses lèvres, puis son visage.

Rien ne pouvait être plus doux. Il lui prit ses mains, les serra entre les siennes. Il avait l'impression d'être en dehors du temps.

            Un groupe d'enfants bruyants, qui passait près d'eux, les ramena à la réalité.

            Alors, main dans la main, ils reprirent leur marche ... et quelques rues plus loin, se retrouvèrent devant la porte verte.

            - Déjà ! fit Nicolas. Pouvons-nous nous revoir demain ? Et pour mieux s'en assurer la réponse, il osa

            - Vous savez, vous m'êtes devenue indispensable.

            - Oui ! Venez à la même heure. Je vous attendrai, lui assura-t-elle.

            Elle lui donna un baiser furtif et pudique, poussa la porte et pénétra dans le vestibule. Nicolas, encore sous le coup de l'émotion, ne laissa pas le temps au vantail de se refermer, le maintenant, il l'interpella.

            - Votre prénom? Je ne vous ai pas demandé votre prénom.

            La jeune fille déjà dans l'escalier, arrivait à la mezzanine du premier. La main sur le pommeau de sa porte, elle lança :

            - Hélène !...  Et disparut.

            Il était tard. Le laboratoire était fermé. Il lui fallait attendre le lendemain pour développer les clichés de la journée. Nicolas ne tenait pas en place.

            De retour chez lui, Il se remémorait la journée et se demandait même s'il n'avait pas rêvé. L'impatience le gagnait.

            La soirée fut interminable.

            Au cours de la nuit, il se réveilla plusieurs fois pour regarder l'heure et il lui semblait que les aiguilles ne tournaient pas.

Le matin le surprit complètement hagard.

            Après une douche, il avala un café noir en enfilant ses vêtements, prit son matériel et ses précieuses bobines, et dévala les escaliers.

            Il lui tardait d'être dans la chambre noire.

            En avance d'une demi-heure, il retrouva son collègue, Frédéric, au bar du coin.

            - Mon vieux !... tu ne devineras pas ce qui m'arrive ? Lança Nicolas

            - Non ! J'sais pas ! Mais à voir ta tête, il a dû se passer quelque chose de pas normal ! J'me trompe ?

            - Je suis tombé fou amoureux ! Elle s'appelle Hélène.  Je l'ai rencontrée hier. J'ai pris des photos d'elle. D'ici une heure,  j'aurai développé ces bobines.

            Il reprit son souffle.

            - J'ai rendez-vous avec elle cet après-midi !

            Frédéric attendait plus de détails mais Nicolas régla les cafés.

Au laboratoire, Nicolas s'esquiva dans la chambre noire. 

            Moins d’une demi-heure après, il en sortait les épreuves à la main. Il lança ...

            - Frédéric ! Puis plus bas, à la secrétaire. Où est Frédéric ?...

            - Il y a eu un accident sur la nationale ! Le journal avait besoin de quelques clichés. Il est parti en urgence !

            Dépité, il rangeât les photos, puis, ses appareils et ses sacoches sur l'épaule, il sortit.

            Il passa la matinée à errer dans la ville haute, à prendre des clichés des divers panoramas de la campagne environnante avec le château en premier plan. Mais le cœur n'y était pas, Nicolas, toutes les cinq minutes, sortait les photos d’Hélène, et les contemplait en soupirant.

            Il expédia un casse-croûte et se retrouva à quatorze heures rue des Carmes.

            Il était transporté, l'air était léger, il était heureux.

            Une bonne heure passa...

            Nicolas s'interrogeant sur l'heure qu'elle lui avait donnée, se demandait tout à coup, s'il n'était pas en retard. Il essayait de se souvenir : " Venez à la même heure"  lui avait-elle dit. Mais quelle heure donc ? Il se prit à douter. Et puis non ! Il en était certain, cela ne pouvait pas être avant quatorze heures, c'était impossible.

            Le carillon du campanile voisin égrenait les heures...

            A dix-sept heures, Nicolas ne tenait plus en place. Il se disait qu'il pourrait monter. Il connaissait la porte. Après tout, il avait un bon prétexte : les photos ! Mais, il ne pouvait s'y résoudre. Cela pourrait la contrarier.

            Il attendit jusqu'à dix-neuf heures. " La même heure"  se disait-il, c'était peut-être l'heure à laquelle ils s'étaient quittés hier soir ? En vain...

            Nicolas se résolu très tard à quitter le portail vert. La mine défaite, il se promit que demain, peu importe ce qui allait arriver, il oserait.

            D'ailleurs, ne devait-il pas remettre les photos ?

            Brûlant d'impatience, le lendemain matin, Nicolas se présenta au 17, rue des Carmes.        L'enveloppe contenant les précieuses photos en mains, il poussa le portail et entra. Hésitant encore, il gravit les marches et après une profonde inspiration, tremblant, il frappa à la porte derrière laquelle il avait vu disparaître Hélène. Son cœur s'emballait.

            Une femme âgée entrebâilla la porte.

            - Bonjour Madame, je vous prie de m'excuser... Hélène est-elle là ?

            La vieille femme, visiblement, n'entendait pas.

            - Pourrais-je voir Hélène s'il vous plaît !  répéta-t-il 

            - Mais Monsieur ! Il n'y a pas d’Hélène ici ! Vous faites erreur...

            Nicolas ne comprenait plus. Comment ? Hélène n'habitait pas ici ! Il l'avait pourtant bien vue entrer ici ! C'était bien cette porte qu'elle avait ouverte et pas une autre ! A moins que... Elle ne voulait pas qu'il sache où elle habitait. C'était certainement ça ! Il essayait d'être logique. Il reprit :

            - Pardon Madame ! Permettez-moi d'insister. J'ai rencontré une jeune fille, prénommée Hélène, voilà deux jours ! Elle sortait de votre immeuble, nous avons passé l'après-midi ensemble. Je l'ai vue passer votre porte en la raccompagnant. Nous devions nous revoir hier, mais elle n'était pas à notre rendez-vous. Se peut-il qu'elle habite l'immeuble ?

            - Ecoutez Monsieur ! Je peux vous assurer qu'aucune Hélène n'habite ici et pas davantage dans l'immeuble !

            Elle marqua un silence, paraissait chercher dans ses souvenirs et continuait songeuse :

            - La seule Hélène que je connaisse, ou plutôt que j'ai connue, et qui habitait ici, il y a une bonne cinquantaine d'années n'est plus de ce monde.

            Elle continuait dans un soupir pour elle-même

            - Elle était très belle. Elle est morte le jour de ses vingt ans.    

            Nicolas perdait pied. Non ! C'était impossible, il tentait de se ressaisir. Il ne pouvait croire une chose pareille. Cette vieille folle radotait. Elle se moquait de lui. Il allait lui montrer qu'il ne racontait pas d'histoires, lui, il avait des preuves de ce qu'il avançait : les photos.

            Il les sortit de l'enveloppe et les présenta en éventail sous le nez de la vieille femme. Le temps d'ajuster ses lunettes, elle prit les photos qu'il lui tendait et les observa longuement, revint plusieurs fois sur certaines d'entre elles, et, péremptoire s'exclama :

            - C'est elle ! C’est bien elle ! Je la reconnais bien ! Mais !... D'où tenez-vous ces photos ?

            Nicolas ne pouvait plus répondre. Il venait de s'effondrer de tout son long. Inanimé.

            - Monsieur !... Monsieur !... Remettez-vous, Monsieur !...

            La vieille femme était à genoux. Elle secouait Nicolas avec toute l'énergie de son âge... ...

            … …

            - Monsieur !... Monsieur !... Réveillez-vous, allez ! Monsieur ! Il se fait tard, nous allons fermer !

            Le garçon de café, qui avait commencé par lui tapoter l’épaule, commençait à s’impatienter. Il bousculait maintenant Nicolas pour le sortir du sommeil.

            Un quidam qui passait devant le café l’interpella 

            - .Oh !... Marcel !... Il a dû trop forcer sur l'anisette, ton client ! Remarque, avec cette chaleur, ça n’m'étonne pas !...

            - Mais non ! Ce fada s'est mis à la seule table sans parasol et il s'est endormi Alors quand le soleil a tourné, il l'a pris sur la calebasse toute l'après-midi !

            - Oh ! Qué couillon !...  Et depuis midi ? Il est pas mort au moins ? continua l'autre

            - Mais non !... Il parle tout le temps !... D'une Hélène !!...

 

* * *

 

            Plusieurs jours passèrent, Hélène occupait toujours les pensées de Nicolas. Il cherchait à comprendre comment ce rêve avait bien pu s'échafauder dans sa tête. Il ne connaissait aucune Hélène et s'il y avait bien des fontaines dans la ville, aucune ne ressemblait à celles de son rêve. Il avait également consulté des plans de la ville, mais de rue des Carmes, point.

            Après tout, il s'agissait peut-être de la matérialisation de ses propres désirs. Il avait lu quelques ouvrages sur le sujet et en était resté extrêmement perplexe. Certes, il avait un caractère romanesque et fantasque, mais pourquoi autant de détails précis, et cette histoire dans le rêve ? Louis XII ? Les guerres d'Italie ? 1513 ? Il ne se souvenait pas avoir étudié l’histoire de France à ce point. Pour lui, les guerres d'Italie, c'était plutôt François Ier, Marignan et 1515 ! Non vraiment ! Il ne comprenait pas.

            Une année passa. Nicolas, qui avait oublié jusqu'au souvenir de son rêve, et Dieu sait le tourment que celui-ci avait pu lui causer, tomba par le plus grand des hasards sur un plan cadastral de la vieille ville. Ce plan indiquait clairement en pointillé le tracé d'un ancien monastère, sa chapelle, son cloître, les cellules des moines et les communs. Renseignements pris auprès de l'évêché, il découvrit qu'il s'agissait en fait d'un carmel, incendié et démantelé à la Révolution.

            Il mit un moment à retrouver ses esprits, mais excité par la curiosité, il se décida à reprendre ses recherches.

            Il observa en rapprochant de vieux plans que, non seulement, il ne restait plus rien du carmel, mais que tout le quartier avait été modifié. De nouvelles rues avaient été percées, plus larges, et de nouveaux pâtés de maisons occupaient la place d'anciennes rues.

            Il réunit tout ce qui concernait Louis XII et l'année 1513, fureta dans les bibliothèques de la région, visita toutes les églises, se rendit à l’évêché et là, découvrit avec stupeur qu’une messe expiatoire avait été célébrée au Portheau, en présence du roi, le 25 juin 1513.

            Incroyable. Louis XII avait séjourné ici même.

            Il rapprocha aussitôt cette date de la bataille de Novare, près de Milan où les armées royales furent défaites en moins d’une heure par les Suisses avec la bénédiction du pape. Le 6 juin exactement.

            Que s’était-il donc passé ici, au Portheau, justifiant une telle expiation. Dans la région d’autres cités plus dignes auraient certainement pu recevoir le roi.

            Toutes ces nouvelles révélations captivaient de plus en plus Nicolas. Son emploi de photographe l'aidait dans ses recherches. Il pouvait se faire ouvrir toutes les portes des cours et jardins intérieurs. Il participait aussi aux réceptions privées, baptêmes, communions ou mariages. Un jour qu'il opérait sur l'un d'eux, il fut surpris par le décor naturel d'un magnifique massif de fleurs bleues et jaunes, devant lequel les mariés s'étaient placés, et se mit à soulever et à écarter les touffes. Il caressait la pierre de la margelle avec fébrilité, fouillant la terre à la manière d'un naufragé du désert.

            On l'observait depuis le salon de réception. Un maître d'hôtel s'approcha de lui.

            - Eh mon gars ! Qu'est-ce que tu cherches ?

            Nicolas se releva, embarrassé.

            - Vous pouvez me renseigner. Y avait-il ici une fontaine autrefois ?

            - Ah ça mon gars ! C'est pas moi, qui pourrais te renseigner ! Demande donc au patron !

            Nicolas avait rejoint les mariés. Il prenait des photos des invités à table, quand le maître d'hôtel se rapprocha de lui.

            - Eh ! Petit ! Je me suis renseigné auprès des collègues. D'après eux, il y avait bien une fontaine avant, mais à ce qu'il paraît, elle était tarie depuis longtemps. Eh ! Comment tu peux savoir ça, toi ? Ça date d'une cinquantaine d'années.

            - J'ai étudié l'histoire de la ville, répondit Nicolas, pour couper court. Lui, qui jubilait intérieurement, avançait dans sa quête. Il n'allait tout de même lui dire qu'il l'avait rêvé.

            Il reporta sur le plan la fontaine du restaurant, puis compara avec l'ancien plan. Avant, elle était dans une rue, comme dans son rêve ! “La fontaine de l'immortalité”, avait dit Hélène ! Elle n'existait plus !

            Comment pouvait-elle l'avoir amené à cette fontaine pleine d'eau, dans une rue qui depuis la Révolution avait disparu. En supposant qu’Hélène vivait il y a cinquante ans au 17, rue des Carmes et que la rue des Carmes avait disparu à la Révolution. Il délirait, ne comprenait plus rien et mélangeait tout. Il s'était comment dire ? Déplacé dans le temps.

            Nicolas n’en pouvait plus. Il invita Frédéric un vendredi soir, en précisant qu'il avait des révélations à lui faire. Tout ce qu'il y avait de plus sérieux, ajouta-t-il ! Frédéric, tenta de le faire parler. En vain. Nicolas lui expliqua qu'il avait trop de choses à lui dire, que cinq minutes ne suffiraient pas, et puis, il voulait avoir du temps.

            Pour Frédéric, l'impatience était à son comble lorsqu'il se présenta chez Nicolas. Sur l'un des murs du salon était épinglé un plan de la ville, datant du XVIème siècle, et à côté, le plan de la ville actuelle. Nicolas lui raconta tout, son rêve, ses découvertes historiques, les rapprochements qu'il en déduisait. Enfin, tout. Frédéric était bouche bée.

            - Un an et demi ! Ça fait un an et demi que tu vis une histoire pareille ! Ben, mon pauvre vieux, j'comprends maintenant tes absences, quand on t'parlait, fallait t'répéter deux fois la même chose. Mais, pourquoi tu n'm'en as pas parlé avant ?

            - Tu te serais fichu de moi ! J'te connais bien. Mais aujourd'hui, j'ai réuni assez de preuves pour que tu me prennes au sérieux.

            - Sérieux ! Tu parles, c'est incroyable, et dis-donc, ta Hélène et la fille du Moyen Age, elles ne seraient pas

            - La même personne ! Je crois bien ! Et c'est ça qui me trouble.

            Frédéric restait songeur.

            - Admettons que ton Hélène soit morte il y a cinquante ans. Ça paraît complètement absurde puisqu'il s'agit d'un rêve. Enfin, supposons ! On devrait trouver sa tombe au cimetière, tu crois pas ? Parce qu'en fait, on n’a toujours aucune preuve qu'elle ait existé.

            Ce qui était sûr c’est que Nicolas dans toutes ses réflexions, n'avait jamais osé aller jusque-là Inconsciemment, il n'avait pas même jamais envisagé cette idée. Visiter les cimetières, seul, n'avait rien d'engageant.  Il avait eu raison d'en parler à son ami, Frédéric. Moins impliqué que lui, il avait, c'est sûr, plus de recul sur les événements.

            La nuit était bien avancée, lorsque Frédéric prit congé. Nicolas était rassuré, son ami lui avait promis de le retrouver le lendemain... pour faire la visite systématique des cimetières.

            Il y avait deux cimetières qui auraient pu recevoir la dépouille d'Hélène, ceux des faubourgs étant trop récents. Nicolas et Frédéric commencèrent par le plus ancien, celui qui figurait déjà au XVIème siècle, près de la vieille église romane Sainte Radegonde.

            Beaucoup de tombes étaient dans un tel état de délabrement, qu'il était difficile de lire les inscriptions, et ce qui compliquait encore davantage leur tâche, la plupart d'entre elles étaient en latin.

            Bien qu'ils eussent décidé d'orienter leurs recherches vers ces dernières années, ils ne pouvaient pas ignorer l'intérêt des sépultures plus anciennes. Dans ce sens, ils s'arrangèrent pour reporter scrupuleusement sur un cahier, qu'ils avaient pris la précaution d'acheter le matin même, les textes des épitaphes.

            Avec effroi, ils tombèrent sur des fossoyeurs occupés dans une tombe. Les deux hommes, dont les têtes dépassaient alternativement de l'excavation, déposaient dans une petite caissette des restes humains. Des éclats rutilants brillaient au beau milieu de débris grisâtres. Curieux, Nicolas se pencha en avant vers les deux hommes tout en regardant vers la boite. Il y remarquait des dents. Des dents en or. Il avala sa salive et bafouilla

            - Euh, bonjour Messieurs ! Euh ! Nous recherchons la tombe de... Hélène... Enfin, d’une Hélène. On n’a pas son nom ! Est-ce que... C'est celle-là ?

            Fier à bras, l'un des deux hommes, à qui le coup d’œil de Nicolas n'avait pas échappé, lui répondit

            - Non mon gars ! Celle-là ! Elle s’appelle pas Hélène, c'est la tombe d'une comtesse ! Et tout comtesse qu'elle a été, regarde ce qui en reste ! Comme tu vois, on est vraiment rien dans ce monde !

            L'autre, qui était resté à gratter le fond bruyamment avec sa pelle, se manifesta des profondeurs du trou.

            - Hélène !... Tu  recherches la tombe d'une Hélène ?

            Il se releva, s'essuya le front d'un revers de bras, et se retournant vers son compagnon, lui lança :

            - Tu devrais aller voir par-là !

            Il indiqua une vague direction et commenta avec un rictus aux lèvres

            - J’sais pas si c'est celle-là que tu cherches ! En tout cas, c'est la seule qu'on connaisse ici !

            Rassurés malgré tout du fait que la comtesse ne s’appelait pas Hélène, les deux amis s'engagèrent sans conviction dans la direction indiquée, quand soudain, ils tombèrent en arrêt devant une stèle gravée, où on pouvait lire distinctement :

 

HÉLÈNE ALBRET

ANNO 1513

HONORES

AD VITAM AETERNAM

 

            Tous deux restaient là, interdits, les bras ballants, Nicolas qui avait tant espéré ce moment était pétrifié. Il ne pouvait détacher ses yeux de l’inscription.

            - C'est pas possible ! Année quinze cent treize ! Quinze cent treize ! Bredouillait-il à la limite du malaise.

            Frédéric essayait de traduire l'épitaphe :

            - Honneur pour la vie éternelle. Enonça-t-il tout haut à son ami.

            Nicolas secoua sa tête dans tous les sens comme pour se réveiller. Puis soudain, il se planta son stylo sur l’avant-bras. La douleur lui arracha un gémissement.

            Non ! Il ne rêvait pas. Il se rappela la jeune fille gracile et diaphane qui l'avait accompagnée toute une après-midi, de son sourire éclatant de bonheur et de joie de vivre. Le regard fixé sur la stèle, il se souvînt alors de son baiser furtif. Au même instant, une douce caresse lui frôla les lèvres ...

 

 

 

" Ne rêvez que chez vous et surtout prenez garde.

Les esprits, les fantômes ne saurez rencontrer,

Et surprise n'aurez point de la maligne camarde.

A nos rêves les plus fous, toujours raison fondée. "

 auteur inconnu

 

 

Faire plaisir remplit de joie…

​

 

Je distribue depuis quelque temps des textes personnels relatant diverses petites histoires, réflexions, anecdotes diverses et variées, les unes tout ce qu’il y a de plus véridiques, les autres totalement imaginaires, dans une maison de retraite de Bondy, dénommée la Maison de l’Eglantier, où est hébergée ma belle-mère et j’en avais remis également peu de temps avant à une infirmière d’un autre établissement de soins situé à Saint Denis.

            Une bonne cinquantaine sous forme de flyers, et je ne sais pas si elles sont appréciées ou quelles sont les réactions qu'elles suscitent… Mais il y a quelques mois, l’infirmière de Saint Denis qui les a diffusés m’a envoyé une photo d’un groupe de personnes en plein exercice écoutant mes textes, et à Bondy, par le plus grand des hasards en passant dans le couloir qui mène à l’infirmerie, je suis tombé sur une armoire dans un local réservé aux pensionnaires et l’un des tiroirs était ouvert. Et là, je les ai vu rangés avec une quantité de jeux mémoriels et de cartes à jouer.

            Par souci de discrétion, je n’ai pas posé de questions, et même si j’aimerais en savoir plus, je n’insiste pas.

            Seulement, il y a une quinzaine de jours, j’ai reçu un appel téléphonique d’une responsable de la maison de retraite de Bondy me demandant si ça m’intéresserait de transcrire l’histoire et les souvenirs du passé d’un pensionnaire.

            J’ai aussitôt donné mon accord et mercredi dernier, après la visite à ma belle-mère, qui elle, préfère rester dans sa chambre, je me suis présenté à l’accueil. On m’a alors conduit dans la salle où se réunissent tous les pensionnaires de la maison de retraite pour les repas, les spectacles et les diverses activités, et l’un des animateurs a appelé un monsieur qui était assis à quelques pas de nous pour l’inviter à nous rejoindre.

            Se déplaçant avec un déambulateur, il me paraissait bougon, grognon, à la limite vindicatif, laissant entendre qu’on le dérangeait, mais il a finalement consenti à venir vers nous tout en gardant un œil torve.

            On nous a présentés et d’un coup, son visage s’est illuminé révélant un sourire éclatant.

            Aussitôt l’on s’est assis à l’écart autour d’une table pour un premier entretien…

… …

Je le rencontre maintenant une fois par semaine tous les vendredis depuis plus de quatre mois et il me reçoit toujours avec un sourire radieux pour échanger des souvenirs qu’il me dicte.

Et peu à peu, je ne sais ce qui se passe en moi, mais je me sens pris d’affection pour ce vieil homme qui n’a après tout que dix années de plus que moi. Il est comme un miroir pour moi, à tel point, cela m’a même étonné, quand il m’a dit avoir travailler au 10 rue Ordener dans le dix-huitième arrondissement, alors qu’il avait treize ou quatorze ans quand moi-même je séjournais dans l’immeuble juste au-dessus avant l’âge de cinq ans, et qu’ensuite son père avait son atelier rue de la Mare dans le vingtième alors que moi j’habitais dans le même quartier à moins de cinq-cents mètres après mes cinq ans.

Tout y passe. Il me révèle son vécu, son enfance et sa vie jusqu’à ses douleurs d’aujourd’hui qui l’assaillent en permanence.   

Après une enfance marquée par la guerre, par la détestation du juif, par l’absence d’un père prisonnier de guerre, et par une fuite permanente avec des déplacements d’un hébergement à un autre, colonies et pensionnats divers périodiquement renouvelés sur plus de cinq années pour des raisons qui, bien évidemment, lui échappaient et dont il avait nulle conscience entre quatre et neuf ans.... le tout suivi d’une scolarité désastreuse le conduisant sans formation au travail à quatorze ans, et partir pour Algérie à dix-neuf pour soi-disant maintenir un certain ordre. 

Après ce service militaire, contraint et forcé, qu’il a extrêmement mal vécu et qu’il a terminé, gravement blessé et handicapé à vie par l’explosion d’une bombe, il s’est ensuite noyé dans le travail pour oublier cet épisode et échapper à sa condition comme moi-même je m’y suis astreint pour accomplir ce que je croyais devoir faire afin de donner le meilleur de moi-même, comme tous ceux qui ont ce besoin de reconnaissance jamais assouvi. Un engagement opiniâtre et permanent jusqu’au-boutiste, lequel soit dit en passant ceux qui nous dominent savent tirer parti et le plus souvent profit.

Ici, dans cet Ehpad qui a recueilli il y a un an ma belle-mère qui elle préfère rester ruminer dans sa chambre avec son chat, nous sommes tous les deux face à face et conversons sur un passé qui semble l’obséder et qui déborde de souvenirs encombrant sa mémoire et qui reviennent comme des vagues déferlant sur une grève, certaines plus envahissantes que d’autres.

J’arrive vers les quinze heures trente, seize heures car plus tôt il est assoupi, et le quitte avant le repas du soir vers dix-sept heures trente.

C’est moi qui pars et lui qui reste…J’ai dans l’idée que je me sauve, m’évade, et lui reste prisonnier de son état, de sa condition, de sa vulnérabilité… il me sourit et n’espère qu’une chose, me revoir le vendredi suivant.

J’ai dans l’idée qu’il me prend pour un phare, une balise, une échappatoire et moi-même même si je me satisfais de lui rendre ce plaisir, je me sens incapable de faire plus. Je suis comme la plupart des assistants de l’Ehpad, courtois mais résigné à ne faire que ce qui m’est demandé : rendre service.

Comme dans Huis-clos de J.P. Sartre, il est des moments où l’on passe son temps à revenir sur un passé qui n’est plus, mêlant nostalgies, regrets, déceptions, erreurs et torts pour inévitablement chercher à justifier l’essentiel de nos vies… Ce retour en arrière doit être extrêmement et excessivement compliqué pour certains. Ce pourquoi, pour se sauvegarder, il est si simple de reporter son amertume sur autrui ou encore oublier tout ce qui nous hante, effacer de nos mémoires ces souffrances, ces passages douloureux de nos existences et ne plus se souvenir que des belles choses en regardant les enfants des écoles voisines qui viennent leur rendre visite de temps à autre, lesquels ne pensent qu’à jouer sans penser à ce que sera demain.

Ce que je fais déjà moi-même quand je me rends dans ce square de la Place des Fêtes pour observer les enfants qui jouent et ce qui me revient maintenant après cette expérience de vie, cette rencontre avec ce monsieur, est la question que je me pose : Quelle sera mon attitude quand viendra mon tour, quand les miens agiront pour me protéger de moi-même, de mes insuffisances et de mes faiblesses ?

Il ne me restera plus qu’à me noyer dans des souvenirs expectatifs, rêver à ce qui aurait pu être et qui n’a pas été, et m’abandonner comme j’ai pu souvent le constater à maintes reprises au cours de mon existence en côtoyant des personnages à la dérive au sein de ces organismes de soins palliatifs dont j’avais la charge à une époque… une autre époque lointaine et révolue où j’avais la charge du téléphone…

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