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Rencontres d'écriture 2

 

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Une lettre de bénédiction, louanges ou félicitations 

Madame,

Il m’a fallu du temps pour oser cette lettre qu’aucun motif ou prétexte ne pouvait excuser.

Je dois aussi vous avouer qu’au début lorsque je vous vis pour la première fois, hautaine, martiale et péremptoire, tançant les journalistes, éludant les questions que vous jugiez inciviles avec ce port de tête aussi condescendant que souverain, vous m’agaçâtes à tel point que je changeai de chaîne et préférai me divertir de Fernandel en son « Auberge rouge Â».

Mais le miracle vint à la Chapelle du Val de Grâce.

Vous étiez attendue. Vous vîntes avec dix petites minutes de retard seulement. L’assistance se leva, respectueuse. Vous sourîtes, et le chœur de soldats à plumets et fourragères entonna un hymne guerrier extrait de quelque grand opéra historique à la Meyerbeer. Un parfum léger, gracieux, printanier, m’enveloppa soudain. Le vôtre, puisque vous vous trouviez devant juste moi, et il annihila toutes les notes belliqueuses de la musique déchaînée.

J’enviai furieusement, à l’entracte, les timides admirateurs auxquels vous consentîtes qu’ils vous photographiassent. Et ce fut tout.

Mais Dimanche dernier, je visitai les lieux où vous officiiez. Et les lambris dorés symbolisaient encore votre ancienne présence. Et je crus vous retrouver, partout. Le soleil scintillait sur les bronzes tel un éclat de rire. Je vous imaginais. Je vous voyais. Tout me semblait paré de votre présence : les guéridons Louis XVI, les canapés « retour d’Egypte Â», les grands fauteuils dorés décorés de lions, les assiettes précieuses où dansaient des fleurs et les sellettes baroques où les statuettes aux gestes élégiaques et lyriques offraient les poses tourmentées et pâles de leur biscuit fragile … tout, absolument tout, me parla de vous.

Et je quittai le ministère avec l’âme attristée de quelqu’un qui ne vous verra plus mais qui n’oubliera jamais votre présence enchantée en ce soir de juin sous les voûtes du Val de Grâce.

Avec un infini respect je vous prie d’accepter, Ma Dame, toute l’immense admiration de celui qui, à jamais, préférera rester anonyme.

 

Claude-Alain Leconte

Notre image n’est que le miroir du regard de l’autre

Ils regardent tous d’un air qui décortique. Les casiers que l’on ferme claquent leur sécheresse.

Le collègue d’histoire me dévisage. Oui, je sais, je n’ai pas assez dormi. Le nouveau qui enseigne la physique m’envoie à la figure le nuage gris de son cigare.

Huit heures moins cinq.

Des écharpes de fumée cotonneuse enserrent les têtes, ma tête.

Otant son cylindre de tabac aux relents de fauve fumé, il me lance :

« Alors ? C’est vous l’ancien dans ce collège ? Â» Avec un éclat de rire : «  Le Doyen ? Â»

Quel âge me donne-t-il ? Ai-je donc tant vieilli en une nuit ?...

On ne devrait jamais plaisanter devant les insomniaques !

Il me restait cinq minutes pour dormir les yeux ouverts avant d’affronter les girafes de troisième. Il me détaille. Son regard décompose mes rides en sinusoïdes cadrées par d’invisibles repères orthonormés.

Le triomphe de la trentaine ne lui suffit-il pas ?

Oui, tu as dormi, et bien, et grassement ! Inutile d’en narguer les autres. Et celui-là qui s’apprête à m’offrir la dernière circulaire. Distant, disent-ils …

Comment lutter ? Comment expliquer ? Les forces m’abandonnent  … Il ne faut pas que je dissolve le peu qui me reste. Je dois les préserver pour tout à l’heure, pour dompter les fauves.

La sonnerie éclate. Nicole arrive en coup de vent ; elle me frôle et me lance :

« J’ai fini tout Sarraute ! Â»

Elle me pince le bras et s’exclame :

« Mais, tu as une mine superbe ce matin ! Â» 

Triste, je grimpe l’escalier.

Elle est vraiment trop myope !     

 

Claude-Alain Leconte

   

Lettre de méchanceté
La mauvaise foi

Monsieur le Président Directeur Général 

 

Comme vous ne tarissiez pas d’éloges à mon sujet, je caressais l’espoir, que je ne jugeais pas infondé, d’être promu Directeur de cette nouvelle collection consacré au Beaux Arts, à la Littérature et à l’Art Lyrique que vous projetiez alors et à propos de laquelle, en passant un bras patriarcal sur mes épaules et en souriant d’un air des plus débonnaires, vous m’assuriez, sur un ton de confidence presque émue où j’eusse pu voir perler des larmes d’amitié tant de discrets trémolos se montraient convaincants : «  Vous ne vous doutez pas mon cher Georges combien vous êtes devenu l’homme de la situation pour ce projet grandiose. Si, si, je le répète, dût votre modestie en souffrir, vous possédez l’énergie d’un battant précipité dans la fosse aux requins, vous développez une autorité naturelle que nul n’oserait vous contester, vous savez frapper fort, où il faut, quand il faut, sans état d’âme, sans jamais regarder en arrière, gardant en ligne de mire, toujours et sans faillir, le phare qui nous fait vivre, la maison maternelle, notre maison, les Editions du Flamboiement. Je vous nommerai dans quinze jours Â»

Je vous remercie, infiniment monsieur le directeur général de l’immense joie que je ressentis à l’époque, grâce à vous, pour ces paroles que j’avais crues sincères.

Un an s’est écoulé. Les thuriféraires de votre petite cour surent bien vous circonvenir. Et finalement vous avez montré votre vrai visage : un Janus expert en palinodies, une girouette virevoltant au vent des actionnaires. Mais j’absous votre traîtrise. Toutes les qualités par vous décelées, je me vois heureux de les appliquer maintenant. Savez vous qu’ayant gagné une somme colossale, grâce à vous ajouterais-je, ayant joué au loto européen dans un sursaut de désespoir, j’ai enfin réussi ma vie. Les Editions du Flamboiement ont maintenant vécu. Et c’est avec un grand plaisir, infiniment respectueux, monsieur le président directeur général, que je vous adresse ces quelques précisions.

Vous apprendrez demain, par le journal des Finances, que j’ai acquis la maison et que le nom changera pour Bibliothèque du Triomphe et par une lettre officielle (mais j’ai préféré vous le dire maintenant par ce pli amical certes mais non dénué de cette cordialité narquoise dont vous parliez si souvent devant vos subordonnés) que vous êtes remercié et que vous disposerez de deux heures pour déménager votre somptueux bureau et ce, sans pouvoir organiser une fastueuse fête d’adieu comme vous aimiez en offrir à ceux qui sous l’Ancien Régime recevaient l’étiquette de favoris.

Mais je ne m’inquiète pas pour vous. Vous êtes vous aussi un battant, vous en battrez bien d’autres.  

Recevez Monsieur le président directeur vacillant, toute l’expression cordiale (encore un de vos adjectifs) de ma considération plus amusée que respectueuse.

Georges Lemaître

Fondateur des Editions de la Bibliothèque du Triomphe 

 

Claude-Alain Leconte

 

 

 

Thème de la soirée

 

Proposition sur un texte de Sartre tiré de « l’Etre et le Néant Â»

La mauvaise foi  et les conduites de mauvaise foi.

Le cas de la femme coquette, qui se laisse courtiser mais sans  vouloir en assumer les conséquences, illustre parfaitement ce que Sartre nomme la "conduite de mauvaise foi".  Cette femme veut et ne veut pas - en même temps -  encourager l'homme à aller plus loin:
« Que doit être l'homme en son être, s'il doit pouvoir être de mauvaise foi ? »
 Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu'on nomme « les premières approches », c'est-à-dire qu'elle ne veut pas voir les possibilités de développement temporel que présente cette conduite : elle borne ce comportement à ce qu'il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite, si on lui dit : « Je vous admire tant », elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives. L'homme qui lui parle lui semble sincère et respectueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture murale est bleue ou grise. Et les qualités ainsi attachées à la personne qu'elle écoute se sont ainsi figées dans une permanence chosiste qui n'est autre que la projection dans l'écoulement temporel de leur strict présent. C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière, et qui soit une reconnaissance de sa liberté. Mais il faut en même temps que ce sentiment soit tout entier désir, c'est-à-dire qu'il s'adresse à son corps en tant qu'objet. Cette fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime, le respect et où il s'absorbe tout entier dans les formes plus élevées qu'il produit, au point de n'y figurer plus que comme une sorte de chaleur et de densité. Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus loin possible l'instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante - une chose.
Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi. Mais nous voyons aussitôt qu'elle use de différents procédés pour se maintenir dans cette mauvaise foi. Elle a désarmé les conduites de son partenaire en les réduisant à n'être que ce qu'elles sont, c'est-à-dire à exister sur le mode de l'en-soi. Mais elle se permet de jouir de son désir, dans la mesure où elle le saisira comme n'étant pas ce qu'il est, c'est-à-dire où elle en reconnaîtra la transcendance. Enfin, tout en sentant profondément la présence de son propre corps - au point d'être troublée peut-être - elle se réalise comme n'étant pas son propre corps et elle le contemple de son haut comme un objet passif auquel des événements peuvent arriver, mais qui ne saurait ni les provoquer ni les éviter, parce que tous ses possibles sont hors de lui. Quelle unité trouvons-nous dans ces différents aspects de la mauvaise foi ? C'est un certain art de former des concepts contradictoires, c'est-à-dire qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée".

 

 

 

Réponse imaginée de Simone de Beauvoir par Claude Alain Leconte

 

« Jean-Paul, je viens de lire tes conceptions sur la femme de mauvaise foi.

Oui, je me suis permis de soulever ta machine à écrire comme à chaque fois que je devine un écrit dont tu désires me tenir éloignée. Ta prose ne m’a pas déçue : toujours alambiquée pour paraître philosophique, elle a diverti ton castor fidèle qui, depuis longtemps sait composer face à tes délires misogynes.

Ainsi, voilà comme tu nous vois, nous les femmes, comme des êtres à demi décérébrés oscillant entre attirance et répulsion, désir et angélisme, tour à tour déesse ou vulgaire chose, à peine maîtresses de nous-mêmes, indécises, incertaines, toujours posées telles des oiselles entre chasteté bourgeoise qui nous rendrait aveugles et sensualité sublimée à cause de laquelle notre corps se tiendrait à mille lieues de notre âme.

Mais mon pauvre Jean Paul, n’as-tu donc rien compris ? Ton expérience des femmes m’amuse au plus haut point, car finalement, lesquelles connais-tu ? Dis-moi. Nicole, Monique, Edwige, Doriane ! Et c’est de leur fréquentation plus ou moins assidue que tu tires ces intéressantes, philosophiques et finaudes observations, sans avoir pensé un seul instant que toutes sont mes amies même si celles-ci appartiennent à des milieux différents, sans avoir remarqué non plus que, chaque fois, le jour où tu les rencontrais, je m’étais absentée sous des prétextes tous plus convaincants les uns que les autres, je dois l’avouer.

Alors, des amies du Castor, tu penses trouver des lois qui régissent le deuxième sexe.

Mon pauvre ami ! Ta prodigieuse naïveté m’émeut. Ainsi tu ne remarques jamais que toutes, je dis bien toutes, adoptaient la même stratégie pour te séduire !

Ah ! la technique de la main nonchalante abandonnée dans l’apparence d’une dichotomie de l’être. Je savais que cela te plairait. Certaines pourtant ne me paraissaient pas douées. Aussi devais-je les persuader, leur apprendre, les enseigner telle une institutrice patiente, la réserve raffinée, le regard d’absence veloutée, le flottement de l’âme suggéré par des sourcils alanguis ...

Tout, absolument tout, a fonctionné, mon petit et benêt Jean Paul. Nous t’avons berné sur toute la ligne, une vraie ligne de paquebot qui conduirait du Havre à Vera Cruz. Mais ta vraie croix maintenant, tu la vivras très prochainement sans jeu de mots, demain tu te sentiras ridiculisé lorsque tu liras mon nouvel essai. Veux tu en avoir la primeur ?

Il te plaira. Son titre : « Dissection d’une stratégie amoureuse Â»

Allons, ne fronce pas les sourcils, mon Paulinet chéri, c’est pour toutes tes faiblesses que je t’aime. Tu me connais.

Ton Castor Â»

 

Claude Alain Leconte

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