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Ecrit au lendemain du 60ème anniversaire de la libération d'Auschwitz-Birkenau

Indignation

 

Mon père, qui avait été prisonnier de guerre en Allemagne, m’avait emmené voir le film Nuit et brouillard de Resnais dans les années 50.

Je me suis toujours interrogé sur le pourquoi de sa démarche, car n’étant âgé que de dix ans, je n’avais encore jamais vu un mort. Pas même le corps de mon grand père, ma mère ayant le souci de m’éviter une trop forte émotion.

Peut-être voulait-il me faire voir ce dont il avait été témoin, et que ses mots à lui ne pouvaient décrire.

 

J’avais été profondément bouleversé. Je ne comprenais pas que des hommes puissent faire subir à d’autres hommes et à des enfants de telles ignominies.

 

J’étais terrifié de voir ces montagnes de cadavres poussés par des bulldozers pour être jetés dans d’immenses fosses. Ces corps décharnés et désarticulés comme des pantins de bois qui basculaient, pêle-mêle, au fond du trou, s’enchevêtrant les uns sur les autres. Ces tas de cheveux, de lunettes, de dentiers, de chaussures, prothèses et béquilles, et ces empilages de valises. Les douches et les fours crématoires, les morceaux de savon, les abat-jour. Et ces squelettes ambulants se soutenant deux par deux, vaquant sans but pour l’œil de la caméra avec les yeux vides, pour avoir trop vu.

Que de cauchemars à la suite de ce film ! J’avais fini par avoir une profonde aversion pour tout ce qui était allemand. A en avoir la nausée.

 

Depuis j’ai grandi, j’ai su que certains d’entre eux, malades, homosexuels, nains, handicapés, bref, tous ceux qui n’étaient pas dans la normalité du moment, mais aussi et surtout ceux qui avaient eu dès le début, l’audace de tenir tête ; des hommes de tout bord politique, hostiles à la politique du NSDAP, parti nazi, tous autant qu’ils pouvaient être, qui avaient été les premiers, à inaugurer les camps, quand ils n’étaient pas tombés avant sous les balles des fous.

J’ai aussi appris que de par le monde certains hommes étaient capables du pire. De l’antiquité à nos jours, le meurtre est passé de l’artisanat, pourrait-on dire, à l’industrie. Des différentes formes d’exclusion accompagnées de tortures pour ceux qui n’adhèrent pas aux lois du moment à l’anéantissement programmé de peuples dont on veut se défaire.

 

L’histoire est jalonnée de toutes ces souffrances et tous les peuples en ont eu leur dose. Mais rien n’a servi de leçon. A croire que les hommes ne retiennent rien, ou tout juste le souvenir de la génération qui les a précédée, avec souvent, tapi au plus profond de leur être, un esprit de vengeance. Les livres d’histoire devraient ne retenir que les drames et les souffrances de tous les peuples au lieu de faire, comme c’est souvent le cas, l’apologie des gloires éphémères qui ne servent à rien.

 

A chaque fois que repasse ce film à la télé, et c’est généralement tard dans la nuit, je le regarde. Il exerce toujours sur moi une fascination.

Je le regarde seul, en silence, recueilli, à l’écoute, en éveil, en révolte.

J’ai revu « Shoah », « Holocauste », découvert « Auschwitz, solution finale », et « Falkenau, Samuel Fuller témoigne ». J’ai regardé tous les reportages, des histoires individuelles aux débats des historiens. J’ai lu les articles des journaux, relu des livres, comme “La psychologie de masse du fascisme” de Wilhelm Reich écrit en 1933, aux prémisses de l’horreur.

 

Essayer de comprendre, comment cela a pu être possible. J’en fais une fixation.

Comprendre pourquoi aujourd’hui encore des hommes meurent pour les mêmes raisons, ethniques, idéologiques, religieuses.

Et pourquoi devrait-il y avoir des raisons pour justifier le meurtre ?

C’est l’aberration même. Il n’y a pas de justification.

 

Les hommes ont trop de religions pour se détester et pas assez pour s’aimer. Je ne sais plus qui l’a dit. Alors essayons peut-être autre chose. Pas de religion du tout.

Je sais, c’est utopique. On ne peut pas demander à ceux qui ont souffert de renier la raison pour laquelle ses propres parents sont morts, et surtout si la religion peut servir d’expédient, en se servant de mots qui rendent la souffrance plus douce.

 

Devant mon poste de télé, je souhaitais participer à l’hommage que le monde rendait à ces millions de morts.

J’écoutais en silence les différents intervenants, quand, après monseigneur Lustiger, un cardinal dont je n’ai pas relevé le nom, il était juste là pour lire un message du pape, a pris la parole. J’ignore si le traducteur a bien fait son travail, mais j’ai bondi de mon siège quand je l’ai entendu parler du communisme et de ses dérives.

 

Etait-ce vraiment le lieu et le moment, quand on sait que c’est justement des russes, et de surcroît communistes, sous le nom d’Armée Rouge, qui ont libéré précisément ce camp.

Il fallait absolument qu’il la place, sa petite phrase, assassine.

Décidément, il y a une continuité dans la ligne papale. A l’époque, quand les camps fonctionnaient à plein régime, le silence de la part du Saint Siège était assourdissant. Comme si ça l’arrangeait que les juifs, tenus à une certaine époque pour responsables de la mort du Christ, disparaissent. C’est hallucinant, quand on sait que ce même Saint Siège était parfaitement au courant de ce qui se passait. Aucune condamnation, seulement un concordat pour entériner les crimes, mais de vagues rien, de manifestations, rien, de protestations, rien. Mais c’est peut-être aussi, après tout, parce que pour l’Eglise, la seule liberté qu’elle peut accorder est l’extrême-onction. On ne le saura jamais.

 

Pourquoi n’a-t-il pas demandé pardon d’avoir laissé faire. Une petite parole aurait suffit. “Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa”, comme dit la prière bien connue. C’était l’occasion. C’était le lieu. On n’était pas là, face aux murs des lamentations. On était sur le lieu même où ce qui était vivant était déjà mort et où la souffrance était indicible.

 

Il a choisi d’occulter sa part de responsabilité et laissé de côté les justifications embarrassantes pour s’en prendre à son rival de toujours, comme ceux qui se choisissent un bouc émissaire pour détourner les attaques dont ils sont l’objet, mais tout le monde savait qu’à la même époque, il préférait bénir les troupes allemandes en partance vers le front Est pour aller bouffer du rouge !  Bouffer du révolutionnaire ! Bouffer du bolchevique, vu que l’idéologie marxiste considère la religion comme l’opium du peuple ! Des gens au couteau entre les dents qui avaient expulsé les tsars, boyards et autres seigneurs de la très Sainte Russie qui les asservissaient. Il n’a peut-être pas apprécié que ceux qui avaient reçu sa bénédiction aient été écrasés par ceux dont il souhaitait la perte, et qui, cela dit en passant, ont laissé tout de même sur le terrain 20 millions de morts.

 

Il continue comme il le fait habituellement à se mettre toujours du côté des puissants, comme ces curés des villages d’antan écoutant bien sagement, sans l’interrompre, monsieur le comte ou monsieur le baron avant d’aller sermonner la populace le dimanche suivant à l’église. Qu’il continue à suivre la même ligne de conduite immuable en se gardant bien du communisme, “Gardez-vous à gauche mon père, gardez-vous à droite ! ” les infidèles sont partout. Sait-on jamais, la bête n’est peut-être pas tout à fait terrassée. Un petit coup, c’est toujours ça de pris, à moins que ce ne soit devenu chez lui une obsession dont il ne peut se défaire. Et je ne suis pas assez naïf pour penser qu’il est le seul initiateur des lignes prononcées lors de la cérémonie. C’est un état d’esprit général au sein de la Sainte Eglise Catholique Apostolique et Romaine que de soutenir les puissants en faisant la leçon et la charité aux pauvres. Mais il faut savoir que la force de l’habitude altère la faculté de penser, que les choses changent et que le communisme n’est peut-être plus la pieuvre dont il faut se méfier. Il a d’autres dérives, à commencer par le capitalisme sauvage qui nie l’homme en tant qu’homme et qu’un peu d’humanité serait peut-être nécessaire comme éthique à certains dirigeants politiques. Cela dit, il continue à veiller sur le communisme ou sur toute autre idéologie concurrente qui pourrait lui enlever des ouailles.

 

Qu’il se contente de compatir sur le sort des malheureux hommes, comme dernièrement encore, sa petite parole sur les irakiens qui se prenaient les bombes d’un président qui ne reconnaît qu’un seul philosophe en la personne de Jésus Christ.

 

Avant que les américains ne mettent les pieds en Irak, cette fois-ci sans l’aval des Nations Unies, et par ce simple fait, illégitimement, un message circulait sur Internet pour que le pape intervienne, et que je sache, il ne lui était pas demandé d’intervenir avec ses gardes suisses. J’ai signé ce message, tout en répondant à l’amie qui me l’avait envoyé, que cela ne servirait à rien, que le pape n’allait pas se mettre à dos des millions de prudes américains très chrétiens qui nommaient déjà cette intervention, croisade.

 

En effet, cela n’a servi à rien. Il n’a émis aucun mot, aucune parole. Il parait qu’il s’est seulement contenté de prier. Comme d’habitude.

« Dites seulement une parole et je serais guéri ». C’est une prière, mais le problème est de savoir ce qu’on dit, quand on le dit et à qui on le dit. 

Priait-il pour les américains, pour ceux qui ne le sont pas encore et qui veulent le devenir et dont l’examen de passage est justement cette croisade, ou pour ceux qui allaient se prendre les bombes ? Comme disait saint Dominique devant une cathédrale de Béziers :  « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».

Pour l’heure, Dieu et Allah se chargent du reste.

 

A l’occasion de cette commémoration, il pouvait ravaler ses ressentiments à l’égard des rouges, passer sur ce qu’il ont fait par la suite et qui est bien entendu condamnable, laisser de côté pour le temps de la cérémonie la ligne papale et le sermon du curé de campagne, il n’était pas en chaire. Ou alors, et puisqu’il était dans le registre, il aurait pu profiter pour condamner les bûchers de l’inquisition, les luttes fratricides entre chrétiens, qu’ils soient orthodoxes, protestants, cathares, calvinistes ou luthériens, parler du massacre des arméniens, des pogroms d’Europe, de l’élimination des kurdes, de l’extinction des indiens des Amériques du nord et du sud par des espagnols très chrétiens et des évangélistes de tout bord, de la traite des noirs, des massacres des khmers entre eux et des chinois par l’occupant japonais. Pourquoi n’aurait-il pas évoqué les deux bombes atomiques sur le Japon, faisant plus de 100.000 morts, autant d’estropiés, en deux minutes chrono, avec, dans les gènes des survivants valides des milliers de bombes à retardement pour les générations à venir (les hôpitaux les soignent encore aujourd’hui et les malades sont toujours plus nombreux). Et plus près de nous, pourquoi n’aurait-il pas évoqué ce qui se passait au Rwanda, en Bosnie Herzégovine, au Kosovo, en Tchétchénie, en Corée du nord, dans la profondeur des jungles du sud-est asiatique et de la forêt amazonienne, au Soudan aujourd’hui encore (que je sache, je ne crois pas avoir eu connaissance de la présence d’une quelconque représentation vaticane au Darfour, mais seulement quelques ONG qui n’attendent rien de la religion) ... etc. ... etc. ... La liste est longue. Sans oublier l’eugénisme en Amérique du nord, la stérilisation des couples handicapés dans quantité de pays encore à l’heure actuelle, et de tout temps, l’élimination systématique des petites filles en Inde et en Chine, au point qu’aujourd’hui les hommes en âge de se marier ont, là-bas, toutes les peines du monde pour se trouver une femme.

 

Il ne vous est pas interdit de penser que je m’égare. Et pourtant.

 

Oui, il aurait du s’abstenir tout simplement parce que ce sont précisément des rouges, des moujiks sous commandement bolchevique qui ont libéré le camp en question.

 

On était à Auschwitz-Birkenau. Il n’était question que de se recueillir, et là, à cet endroit précis, une petite prière aurait suffi. Ce qu’il a l’habitude de faire dans les moments critiques. On ne lui demandait rien de plus, soixante ans après.

Rien de plus que le registre dans lequel il excelle. La compassion.

 

Je ne sais pas quel est le camp ou stalag dans lequel mon père a passé cinq années de sa jeunesse, de 1940, année où il s’est fait cueillir au Cap Gris Nez par la Wermacht, à 1945, quand il s’est retrouvé sans l’avoir voulu sur les quais du port d’Odessa en Ukraine avant d’embarquer pour Marseille. Libre.

 

C’est une période sur laquelle il ne s’étendait pas trop.

 

Son stalag était situé près d’un grand lac, d’après ce que j’ai pu comprendre, et je ne peux plus lui poser de question aujourd’hui.

 

Lui aussi devait sa libération à l’Armée Rouge. Figurez vous qu’après, il ne jurait plus que par Staline. Comme beaucoup de ses camarades.

 

Il faut le comprendre, et je l’ai compris.

 

Si j’avais enduré ces mêmes épreuves, et ceci sans ignorer ce que peut coûter en vies les révolutions ou l’existence du pacte germano-soviétique de non-agression signé en août 1939, et tout en sachant, et condamnant aujourd’hui les fameuses dérives évoquées par le pape dans son discours, drames longtemps étouffés dans le silence des prisons et des goulags sibériens, je suis certain que j’aurais eu ce même sentiment. Mais ceci est un autre sujet de réflexion.

 

Il n’en était pas encore question au matin du 27 janvier 1945 à Auschwitz-Birkenau.

 

Jean-Marc Kerviche - 28 janvier 2005 - 58 ans (Un français qui remercie les sacrifices des valeureux soldats de l’Armée Rouge sans lesquels il n’aurait probablement jamais existé)

 

Encore un petit mot, pour répondre à ceux qui font naître la polémique aujourd’hui sur le retard des alliés dans le secours aux déportés, avec cette petite question insidieuse, si ingénue, inconsciente et déplacée : « Pourquoi donc n’ont-ils pas bombardé les camps ? », jusqu’à, pourquoi pas, leur faire un procès d’intention comme cela vient d’être dit à la Knesset tout récemment par le premier ministre israélien en personne, je leur répondrais ceci, afin qu’ils ne l’oublient jamais des fois que le cas se représenterait :

« Avoir toujours à l’esprit si on intervient pour retirer un enfant maintenu par les crocs d’un chien enragé, en ayant bien évidemment à cœur d’éviter à cet enfant des dommages irréversibles, qu’il faut d’abord et avant toute chose commencer par s’occuper du chien ! ”.

Après on pourra toujours discuter, faire ce qui est raisonnable de faire, inoculer un sérum à l’enfant et lui apporter les soins nécessaires, enterrer le chien et supporter les critiques. Toutes les critiques.

 

 

 

 

 

 

 

Se servir du passé pour justifier le présent a toujours été et ce quelles que soient les histoires une façon de vivre et une explication pour nos ennuis existentiels. Etre reconnus comme étant victimes nous dispense souvent de nos propres responsabilités. Etre reconnus en tant que victimes nous permet de vivre avec toutes les raisons qui nous déterminent dans notre façon d’être.
Se reconnaître victimes, alors que ce n’est pas nous qui avons vécu les drames, c’est comme profiter d’un héritage dont nous ne sommes pas les légataires ou les dépositaires légitimes.

Nous sommes tous victimes de l'histoire, autant les fils de bourreaux que les descendants de ceux qui ont été les martyres de ces mêmes bourreaux et le problème, c’est que continue sur la terre les mêmes exactions du passé. Nous ne retenons rien, nous ne tirons aucun enseignement des drames de l’histoire. La Shoah, n’est qu’un épisode d’une histoire sans fin car on vit dans les souvenirs qui n’empêchent pas ce qui se passe encore de nos jours partout dans le monde. Les commémorations ne servent à rien, les massacres continuent, l’esclavage continue… L’homme ne change pas…

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